(11) Ben ouais, dans ses vieilles pierres, Saint-Émilion n’était qu’un village, un beau trou.
Le réseau très fourni de Marie chez les people parisien m’a permis d’accéder très facilement à Aadvark, je lui ai placé au téléphone un name dropping étincelant, que du lourd, qui lui a fait accepter ce déjeuner au Logis de la Caserne. Ce qui m’a étonné c’est qu’il ne m’a pas interrogé sur les motifs de mon invitation, il faut dire que je m’étais présenté comme un grand amateur désireux de bénéficier de ses incomparables lumières de winemaker international.
Adelphine m’avait mijoté une fiche aux petits oignons sur tout ce qu’il fallait savoir sur saint-émilion, les hommes qui comptent, les amitiés et les inimitiés, le classement bien sûr et sur le château d’Ô ainsi que ses petits frères. J’ai lu l’opus de Saporta. Mon seul souci portait surtout sur mes capacités à jouer un grand amateur crédible face au monument qu’est le vin le vin d’Aadvark, très tendance Parker. Avant de partir pour Libourne, afin d’être à la hauteur je me suis entraîné, mais mes papilles habituées au vin nature regimbaient. Pour les commentaires ce fut plus simple, je potassai les dithyrambes de Butane&Degaz, et les léchages de cul du petit Nicolas Derrien.
Pour calmer mes angoisses j’ai un peu trop picolé.
Le lendemain matin dans le TGV Paris-Libourne j’étais frais comme une limande de supermarché délaissée, l’œil vitreux, la bouche pâteuse et de brutales envies de pisser. Au bar, où je me rinçais à l’eau minérale, une conversation captait mon attention. Il y était question du propriétaire du château d’Ô, plus précisément de sa nouvelle moitié, « d’une vulgarité à décoiffer les adeptes les plus chics du Ferret » sic je cite. S’en suivait une revue d’effectifs complète sur un phénomène qui semblait fort répandu sur ce terroir d’exception : « les secondes épouses des propriétaires en retour d’âge ». Passionnant ! J’emmagasinais dans ma petite tête le fruit de ce name dropping ferroviaire émanant de deux nanas connectées.
En découvrant la gare de Libourne mon seul qualificatif fut : minable ! En la matière je suis un grand expert. Aucun taxi à l’horizon, je restais un moment planté comme un cierge sur le parking dans l’espoir d’en voir s’en pointer un. Comme une envie de foutre le camp, je hais la province, les routes départementales, les prés, un côté Jean Yanne très prononcé.
Libourne c’était Robert Boulin, une des énigmes de la Ve ?
Boulin le « parachuté » doté d’une envergure nationale qui avait dû tenir compte du « patriotisme de clocher » en « jouant le jeu » des spécificités du monde du vin libournais. « il a dû également prendre en compte les rivalités de territoires, entre les appellations, les « bons » terroirs et les terroirs banals, « les gros » et les « petits », nombreux dans un Libournais caractérisé souvent par de petites exploitations dotées d’un relief pentu qui compliquait le travail de la vigne, les concurrences multiples d’images de marque, de caractéristiques vinicoles, les rivalités entre le monde du négoce et celui des coopératives (désormais relativement puissantes quoique, à cette époque, fragmentées). Il a dû aussi respecter le chauvinisme du St-Émilionnais, marqué à la fois par un « petit peuple » de vignerons et certaines appellations moins prestigieuses et par une « bourgeoisie » articulée autour de domaines et appellation renommés et surtout d’un réseau de sociabilité dense (compagnonnage, Crédit Agricole) animé à cette époque par la dynastie Capdemourlin : Jean Capdemourlin présidait le Syndicat viticole de St-Émilion et animait la Jurade (recrée en 1948). »
L’autre facette de l’action de Boulin en faveur du monde du vin tient aussi à son positionnement par rapport à Chaban-Delmas, l’homme de Bordeaux, et le restant du personnel politique local, tel le centriste Aymar Achille-Fould. Il devient le « passeur » des demandes des professionnels, « il se voit investi d’une mission indicible mais réelle de porte-parole des campagnes au sein de la majorité parlementaire et auprès de la technocratie des Ministères. Ce lobbying viticole très territorialisé va marquer durablement la perception qu’auront nos concitoyens du monde du vin et faire accroire qu’il existe un lobby puissant du vin alors qu’il ne s’agit qu’un conglomérat de circonstances de baronnies locales.
Une voix derrière moi me tira de mes souvenirs historiques :
- Monsieur Tarpon ?
- Lui-même.
- Marie m’a demandé de vous convoyer.
- Merci.
J’avais reconnu l’une des gorges profondes de Saint-Emilion dont je tairais le nom et n’en ferait aucune description afin de ne pas le griller. Dans son auto bien ordinaire pour un châtelain, en peu de mots il me dressa le portrait d’Aadvark, ironique, réaliste, illustré par une description pointue du panier de crabes familial de notre homme. Il me déposa discrètement à l’entrée du village.
Ben ouais, dans ses vieilles pierres, Saint-Émilion n’était qu’un village, un beau trou. Ça sentait, dès le matin, le touriste en chenilles débarqué par une fournée d’autocars. Les boutiques à pinard de luxe étalaient une chiée lassante de boutanches aux étiquettes rutilantes. Ma dose de caféine baissant dangereusement j’errai dans la bourgade pour trouver un boui-boui digne de ce nom, pas envie de m’assoir en terrasse en compagnie d’un club du 3e âge. Enfin, dans ce qui devait être la rue principale je repérai un café-tabac-journaux plus adapté à la délivrance d’un caoua démocratique.
Les conversations se figèrent. Je saluai la patronne et la clientèle au sein de laquelle je reconnus deux de mes gorges profondes, dont mon chauffeur, qui me retournèrent mon bonjour sans rien laisser paraître. Pour faire couleur locale, les bars ça me connaît j’y ai fait pilier pendant des années, je balançai à mes voisins des sujets tartes à la crème : le temps qu’il fait, les bouchons du chassé-croisé, les incendies de forêt… sans grand succès… dépité je lançai « et Brigitte Macron qu’est-ce-que vous en pensez ? »
Succès assuré, c’était parti comme en 14, seules mes deux gorges profondes se taisaient en me lançant des regards affligés. Mes vieux démons revenus en force ne donnaient pas de moi une image conforme à mon statut d’apporteur d’affaires. Il fallait que je me reprenne sinon j’allais tout faire foirer. Je payai, saluai et décidai d’aller explorer quelques boutiques à GCC pour tuer le temps avant le déjeuner.
Dans l’une d’elle je suis tombé sur le couple d’enfer Périco Légasse-Natacha Polony qui, renseignements pris, venait de débarquer pour faire dans la soirée un juteux « ménage » pour le compte d’un château propriété d’une compagnie d’assurances. Avec mon air le plus mielleux je couvris l’imbus de compliments ampoulés ce qui le fit se rengorger et je crus qu’il allait s’envoler tel la montgolfière de Mgr Ricard lors du baptême des cloches du château d’Ô. Entre nous je trouvai la Polony vulgaire.
L’heure était venue de me rendre au Logis de la caserne.
à suivre...