Mon fidèle lecteur Henri-Pierre Troussicot, ancien Mothais comme moi, m’a fait parvenir un très beau texte d’un de ses amis, Jacques Braud, ancien instituteur public, passionné de musique, modèle réduit, mécanique moto, écriture, etc.
Je le publie.
Merci à eux deux.
« C'est lors de mes balades sur les coteaux au bord de la rivière du Petit Lay que j'avais fait sa connaissance. Elle était campée à l'écart d'un village, parfaitement intégrée à ce paysage de bocage dont elle était un bel exemple de cette architecture traditionnelle rurale liée à la terre et à la culture locale. Malgré la tristesse que lui conférait l'état d'abandon qui l'avait frappée, elle affichait crânement ses murs épais en pierres du pays, ses ouvertures aux entourages de granit, son toit de tiges de bottes à quatre pans souligné par une élégante génoise de briques et de tuiles en encorbellement, coquetterie importée d'Italie au XVIIe siècle et dont les maçons d'ici aimaient jadis à parer leurs constructions. La porte principale était surmontée d'une croix blanche accompagnée de quatre boules dessinées à la chaux, signe très antérieur à la christianisation, sorte de symbole protecteur que l'on trouve sur bien des maisons de fermes du Poitou. Malgré son grand âge, elle avait conservé cette élégance qu'ont les maisons dont les bâtisseurs ne sacrifient pas à la ligne droite et on avait immanquablement l'envie de la restaurer et de la sauver de la ruine. Les années passant, je l'avais vue se délabrer progressivement.
Silencieuse, elle semblait attendre la fin, résignée. Cédant à la curiosité, j'en avais poussé la porte fracturée et, nonobstant les reproches que me soufflait mon grillon intérieur et surmontant l'indéniable sentiment de culpabilité qui en résultait, je m'y étais introduit. La grande pièce aux poutres noircies par les fumées était vide, excepté une vieille bouilloire de métal cabossée abandonnée sur un évier de pierre scellé dans un mur sous une boulite ovale, une chaise bancale dépaillée dans un coin et un matelas crevé crachant ses entrailles sur un sommier dont les ressorts avaient percé le crin. Les araignées avaient pris possession des lieux et avaient tissé de longues arantèles qui flottaient, poussiéreuses, comme les voiles d'une mariée funèbre. Une odeur de suie humide émanait de la vaste cheminée où pendait encore la crémaillère et sur le manteau de laquelle veillait, pendu à un clou, un crucifix oublié. Dérangée par mon intrusion, une effraie avait pris son envol silencieux par une des fenêtres fracassées, lâchant une fiente sur le tas qui maculait le carrelage de terre cuite. Une ampoule dérisoire pendait au bout de son fil torsadé, balancée par les courants d'air. L'escalier, branlant mais encore praticable, conduisait à un grenier dont la charpente de chêne m'avait impressionné par la belle ouvrage que constituaient ses poutres, arbalétriers et entrais et par les poinçons sculptés de ses croupes. Il y a 20 ans, elle était encore habitée et les vantaux ouverts de la grange laissaient planer alentour d'agréables odeurs de bon foin et de vrai fumier. Les derniers habitants l'avaient quittée après les grands bouleversements du « démembrement » qui avaient accompagné les travaux du chantier de l'autoroute et avaient contraint tant de paysans à laisser leurs terres, au nom du progrès et de l'agriculture moderne. Vide d'habitants, elle n'avait pas tardé à décliner, comme une vieille femme oubliée à la maison de retraite. Le lierre avait entrepris l'escalade de ses murs qui laissaient tomber par plaques leur crépi de chaux, et avait commencé la colonisation rampante de la toiture. Tuiles cassées, vitres brisées, portes et fenêtres vandalisées avaient été son lot, ainsi qu'il arrive souvent aux vieilles demeures abandonnées, comme si le temps et les intempéries ne suffisaient pas. Les herbes folles eurent tôt fait d'envahir l'aire déserte. Sous un appentis délabré, un vieux McCormick rouillait, affaissé sur ses pneus crevés, phares pendant au bout de leurs nerfs optiques. Plus loin, enguirlandé de liserons, un râteau-faneur tendait vers les nuages deux bras suppliants, et, sous un abri de tôles rouillées, un antique Brabant envahi d'érundes semblait rêver de labours et de dariolajhes de toucheur de bœufs. Dans le terrain attenant, la vigne avait pris ses aises et de longs sarments tentaculaires montaient à l'assaut des vergnes de la mare-abreuvoir. La grange étable avait bientôt vu son toit s'effondrer et se dresser vers le ciel les moignons des solives de sa charpente de chêne. Comment ne pas songer aux dizaines d'arbres et aux centaines d'heures de travail de charpentiers qu'avait coûté cette superbe structure chevillée qui supportait la toiture de 200 m2 de ce monument ?
Les pluies avaient fini par diluer le liant des murs qui commençaient à crouler. Trop tard pour elle, mais la maison pouvait encore être sauvée... La dernière fois que je suis passé par là-bas, il ne restait plus, à l'emplacement de la vénérable demeure, qu'un amas de pierres et de terre jaune d'où dépassait, ainsi que le bras d'un naufragé émergeant des flots, la vis du pressoir. La vigne folle avait été arrachée, la mare comblée, les vergnes abattus. Sous le tas de pierres étaient ensevelis la mémoire de toutes les vies qui s'étaient succédées là, avec leurs joies, leurs peines, les naissances et les deuils, les souvenirs d'enfants, le meuglement des bêtes à l'étable, les soupirs d'amours furtives dans le foin des crèches, le choc des bidons au passage du laitier, les airs de violon du musicour des bals de noces dans la grange, le vacarme des battages dans l'aire surchauffée de juillet, les rires et les chants dans la vigne lors des vendanges de septembre, les histoires des veillées d'hiver au coin de l'âtre parfumées au rhum des crêpes et à la cannelle du vin chaud...
Aujourd'hui, une vaste construction de parpaings, totalement étrangère, elle, au style traditionnel du bocage, dresse sa prétentieuse silhouette de style néo-provençal derrière un mur de deux mètres de haut, étalant son « jardin paysagé » décoré de plantes exotiques, de fausses amphores ensevelies et de petits cailloux de couleurs variées, protégée par l'avertissement péremptoire CHIEN MÉCHANT avéré par les abois intempestifs d'un molosse-esclave convaincu de sa mission, et surveillée par la caméra surmontant le portail électrique télécommandé.
On n'est jamais assez prudent, de nos jours !
J.B. Le 17/08 :2017