« Dès le départ, la Vieille s’était mis en tête de restaurer le cellier Roderich afin de continuer à élaborer deux sortes de vin différents : l’un réservé à la vente en vrac et l’autre dans la lignée de qualité qu’avait inaugurée son père avec la mise en bouteilles. Remettre la production en marche était coûteux et demandait du temps, mais la Principal disposait de la plupart des structures nécessaires, un personnel adéquat et expérimenté, un réseau de vente et de représentants encore récents et de l’argent plus qu’il n’en fallait pour recommencer.
Mais alors que la replantation avait débuté, certaines rumeurs la firent s’interroger sur le bien-fondé de ses projets. On disait que des négociants français représentant d’importants celliers de la région bordelaise étaient venus à la grande coopérative vinicole de Rius et que, sachant la bonne qualité des moûts de la région de l’Abadia, ils voulaient convaincre les commerçants et les paysans du coin de replanter les terres avec du grenache et du carignan. En échange, ils promettaient d’acheter toute la production pour améliorer leurs vins en degré et en robe, particularité typiques de la région de l’Abadia.
L’offre finit par faire son chemin dans la tête de la Vieille. On ne peut pas dire qu’elle n’était pas vaillante ni qu’elle manquât de courage pour prendre des risques, mais lorsqu’elle se rappelait la vie de son père, toujours tributaire de négociations en cours, toujours inquiet à cause de la hausse ou de la baisse des marchés, toujours en déplacement, menant d’âpres discussions à propos des pourcentages et des commissions, elle finissait par se mettre sérieusement à douter. Il y avait également des considérations d’ordre économique : les rythmes d’un cellier étaient précis et inéluctables. Il ne s’agissait pas que de replanter. Encore faudrait-il attendre la croissance des ceps pendant trois à cinq ans avant qu’ils ne commencent à donner un fruit de qualité. Encore faudrait-il investir pour recycler les machines, stocker des millions de litres de bouteilles, acheter les bouchons, les étiquettes, des tonneaux de qualité afin que le vin y repose pendant un à deux ans. Tout cela signifiait la longue immobilisation d’un capital considérable avant de vendre la moindre bouteille.
En revanche, sur l’autre plateau de la balance, le compte était vite fait : il suffirait de planter, d’attendre que la vigne produise, de vendre le raisin pour que les Français le pressent eux-mêmes, et de tendre la main pour toucher l’argent. Le prix au kilo qu’ils proposaient était suffisamment généreux et, à la Principal, on pouvait en vendanger énormément. Il suffisait de ne pas trop payer les paysans et ça elle s’en chargerait elle-même.
À tous ces problèmes, s’en ajoutait un autre, loin d’être négligeable et qu’elle ne pouvait partager avec personne : elle était une femme, et le vin dans le sang d’un monde d’hommes et la plupart du temps de mâles nerveux. Les tractations commerciales étaient des écueils peuplés de requins et un parfum de femme pouvait éveiller les pires instincts chez les négociants. La plupart de ces commerçants prenaient comme une offense de devoir traiter avec elle. Mais ce n’est pas tout. À sa condition de femme s’ajoutait le fait qu’elle n’avait encore que vingt ans et, un caractère bien trempé, qu’elle savait parfaitement ce qu’elle voulait et ne lâchait jamais rien. Tout cela était insupportablement humiliant pour cette catégorie d’hommes, si tant est qu’il en existât une autre. Prendre une décision était très compliqué et Maria n’en dormait plus. Fermer le cellier familial était un acte impensable pour elle. Et cependant elle finit par le fermer. »
Les femmes de La Principal, Lluis Llach, ACTES SUD pages 133-134
Lorsqu’en 1893 le phylloxéra s’abat sur les vignes catalanes, Maria a vingt ans et, pour son malheur, quatre frères. L’avenir de la famille se jouera désormais à Barcelone, où le patriarche a commencé d’établir ses fils. La décision est irrévocable et Maria le sait : nulle place pour elle dans ce plan. Elle restera au village pour porter haut les couleurs de la famille, condamnée à dépérir auprès des ceps infectés. Pour prix du sacrifice, lui reviendront en héritage l’intégralité du domaine avec sa somptueuse bâtisse – la Principal –, ses dépendances et d’innombrables arpents de vignes qu’avec une intelligence et une opiniâtreté sans égales elle parvient, contre toute attente, à faire prospérer. Comme le feront plus tard sa fille puis sa petite-fille.
« Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au début XXIe, Lluís Llach raconte les femmes de la Principal, immense propriété viticole qui fait vivre la région et enrichit ses propriétaires. Trois générations de femmes puissantes, toutes prénommées Maria, et un meurtre commis le 18 juillet 1936 alors que se déclenchait la guerre civile. Quatre ans plus tard, l’inspecteur Recader revient sur les lieux pour reprendre l’enquête restée en suspens.
Quand le lecteur découvre la famille Roderich en 1896, elle est en mauvaise posture. La fin des vignobles de la Principale s’annonce car le phylloxera a touché la région, après une grande partie de l’Europe. Andreu Roderich et ses cinq enfants ne seront cependant pas dans la misère et même si les pertes seront grandes, la fortune familiale ne sera qu’écornée. À la surprise de tous, il fait de Maria, sa seule fille, l’héritière de la Principal. Il la condamne donc à rester dans cette province perdue alors que lui et ses fils partent s’installer à Barcelone. La jeune femme, très tôt surnommée la Vieille, transforme cette réclusion en indépendance.
Maria fait fructifier la propriété, la relève de ses cendres. Elle épouse un original, Narcis Magi, esthète excentrique qui lui donnera une fille, Maria, qui sera le personnage le plus central de la famille. Car c’est quand Maria Magi est la maîtresse de la Principal qu’a lieu le meurtre qui donnera lieu quatre ans plus tard à une enquête. Un contremaitre a été retrouvé éventré et émasculé devant le portail de la propriété alors que Maria est déjà partie en exil pour la France.
Des trois Maria, Maria Magi dite la Senyora est la plus développée : on la connaît adolescente, alors qu’elle surprend le jeune et beau Llorenç à l’écurie avec le contremaître. Elle les dénonce et ce dernier se fait renvoyer. Plus tard, le jeune homme devient la source de tous ses fantasmes. La dernière Maria, celle de 2001, on la connaîtra peu si ce n’est à travers ses relations avec son très vieux père qui a vécu l’enquête de près et écrit l’histoire de la famille. Ce faisant, il lui dévoile sa jeunesse et son intimité. »