Les monographies consacrées aux divers grands crus de Bourgogne, tout comme à ceux ce Bordeaux d’ailleurs, permettent rarement de percer les mystères que recèle une qualité dont la définition précise est insaisissable. Dans le souci de valoriser au mieux l’exceptionnelle rareté qu’est un vin parfait, les auteurs, en effet focalisent leur recherche sur les aspects particuliers d’une œnologie locale, qui devrait en réalité être appréciée dans le cadre élargi d’un ensemble viticole beaucoup plus vaste qu’un simple cru, si prestigieux soit-il. Seul un genre défini par des caractéristiques œnologiques précises et pratiqué dans un vignoble étendu peut servir de cadre à une investigation œnologique pertinente.
Le « classement » des vins selon une échelle de qualité hiérarchique est toujours le signe de l’accomplissement d’un projet viticole d’envergure. Certains crus, pour diverses raisons qu’il n’est pas possible d’élucider parfaitement, parviennent alors à fixer dans l’esprit du public l’image ineffaçable de la perfection. Ils occupent cette place privilégiée par comparaison avec d’autres moins notoires, et occupent aussi le sommet de l’édifice de la qualité. Apparemment plus doués par la nature ou plus savamment mis en valeur, ils sont désignés par la vox populi comme absolument supérieurs à tous les autres.
Prenons, à propos de Château- Latour, l’énoncé des causes de la prééminence de ce grand cru. Y figurent toutes les supériorités irrésistibles du grand vin. Le terroir bien sûr (« S’agit-il de terroirs prédestinés ? On n’en peut douter ») ; une vinification parfaite (« l’expression N.F.C., New French Claret, apparaît en 1703. Elle indique bien qu’il s’agit d’une production nouvelle, différente de celle que constituaient les vins de Graves connus sous le nom de claret ») ; assurée de trouver son public (« les consommateurs les ont appréciés car elle dénote la pratique d’un style nouveau de relations sociales »). Nul ne s’étonnera donc que la qualité « soit au rendez-vous ». Les vins, en effet, sont désormais capables de vieillir (« le vin traité de cette manière nouvelle, est un produit nouveau, bien supérieur au « vin droit de goût honnête et marchand, jusque-là seul connu »). On utilisera dorénavant des futs de chêne neufs, ce qui contribue à améliorer un processus de vinification désormais parfait, puisqu’on sait maintenant comment « élaborer » le vin. D’ailleurs à Bordeaux, « le sol freine les excès du climat ». Il est certain que l’art du chef de culture détermine le succès de la vendange : il doit utiliser le moins de fumure possible d’un sol maigre où le « cycle d’eau est parfait » et « le sous-sol de Graves exceptionnel ». Une conclusion s’impose : Latour fait partie des territoires élus et le « goût le plus fin » qui est celui de haut Médoc est un « privilège entier » où la « position de Latour est souveraine ».
La problématique propre au parcours du vin fin de ces vignobles, héritiers directs du « clairet » du Moyen Âge, et plus lointainement encore de la viticulture romaine, n’est cependant pas dévoilée par l’étude exhaustive qui documente savamment un enthousiasme tautologique, présent du début (« Latour est un cru exceptionnel ») à la fin (« tous les composants de l’œnologie de Latour sont eux aussi exceptionnels »). Seul un « déterminisme de la qualité » soigneusement mis en scène par les historiens bordelais permet de justifier a posteriori l’excellence de ce cru fameux, sans apporter beaucoup de lumière sur l’ensemble infiniment plus vaste auquel il appartient, ni sur les raisons de la supériorité actuelle et passée du vin de Bordeaux. Cet étalage de supériorité préétablies, nécessaires à l’édification du grand vin ne tient aucun compte des hésitations, des remords, voire des faiblesses qui jalonnent l’histoire des genres bordelais et n’éclaire pas non plus sa genèse très ancienne ni les raisons de la pérennité depuis l’époque romaine. Rien n’est dit non plus des décadences partielles ou totales qui ont interrompu sa trajectoire à travers le temps, ni des mystérieuses raisons qui lui donnent la place qu’il occupe aujourd’hui au sommet de la viticulture nationale.
Il faut autre chose que la pseudo « révolution des boissons » intervenue au temps des Lumières, pour expliquer la modestie supposée de l’œnologie médiévale et pour comprendre pourquoi le vignoble bordelais, célèbre de tout temps pour l’excellence de ses vins, est jugé rétrospectivement incapable d’avoir réussi son « décollage » avant le XVIIIe siècle ! On peut en effet objecter à la thèse triomphaliste que, si avisés qu’aient été les successifs régisseurs du Château Latour, ils n’ont pas tout inventé d’une œnologie bordelaise qui existait depuis dix-huit siècles ! Concluons que faute de se référer à des vues générales portant sur le genre étendu auquel il appartient, l’œnologie historique en est réduite au traitement des aspects secondaires de la qualité. La monographie se réfugie en effet trop souvent dans des détails fastidieux d’une érudition inutile : arbre généalogique des propriétaires successifs, délimitation des surfaces « au mètre carré près », et bien sûr proclamation réitérée de l’excellence du sol et d’un sous-sol à nul autre pareil. Nous appliquerons à la Côte bourguignonne, e même refus de la conception à notre sens étriquée, qui veut fonder l’origine de la qualité par l’étude exhaustive d’un cru unique, censé résumer à lui seul l’excellence d’un vignoble étendu, estimé et célèbre depuis des siècles. C’est l’étude à travers le temps des genres successifs qui permettra d’avancer des explications générales aux évènements qui ont bouleversé à plusieurs reprises l’œnologie du grand vin et lui ont donné sa physionomie actuelle. L’étalage des supériorités natives d’un vignoble a d’autant moins de valeur explicative que d’autres terroirs sont, selon ces mêmes critères, également doués pour faire du bon vin, bien qu’ils aient été de tout temps négligés par les aménageurs du vignoble. Quant aux particularismes de leur œnologie, elle se révèle toujours être la propriété commune d’autres vignerons, qui ont puisé dans le « trésor des meilleurs usages » afin d’essayer de faire eux aussi de « bons vins ».
La mise au premier rang de la suprématie « naturelle » du grand cru, rend difficilement lisible la parcours historique de la qualité, car si les étapes successives nécessaires à son épanouissement sont toutes contenues dans ses aptitudes natives, il devrait s’être imposé au premier coup d’œil et par voie de conséquence, aurait dû « aimanter » les décisions du vigneron, afin qu’il tire parti de ces avantages hors du commun. Or pour reprendre l’exemple du Médoc, la colonisation de la vigne fine de ce canton rural en friche, est un évènement très récent qui ne remonte guère au-delà du XVIIe siècle. Château-Latour est donc demeuré ignoré jusque-là, et n’a imposé son excellence qu’à l’époque contemporaine. Le problème historique est donc de savoir pourquoi l’entrée en scène du Médoc a coïncidé avec la réussite inattendue d’efforts œnologiques jusque-là absents ou inefficaces.
Si nous risquons la comparaison avec le Chambertin, équivalent bourguignon de ce grand cru, nous constatons que la première mise en valeur de ce terroir bourguignon, lui aussi illustre, date du VIe siècle, mille deux cents ans avant la création du grand vin bordelais ! Le phénoménal décalage chronologique de l’accession à la qualité de ces deux crus célèbres, est une énigme que ne résout nullement la nomenclature de leurs supériorités natives. Elle oblige à faire appel à l’historien au moins autant qu’à l’œnologue, car il faut élucider les causes de cette fantastique diachronie entre deux régions viticoles d’égales ancienneté et réputation. Une étude sérieuse doit donc intégrer les particularismes œnologiques dans une vision d’ensemble de l’œnologie fine, qui fut déployée dans une certaine époque sur une aire déterminée. le grand vin bordelais en est sans aucun doute une des expressions les plus achevées, mais non la seule, puisqu’elle fut précédée par d’autres expériences qui, si elles ne trouvent pas d’écho auprès des thuriféraires d’un cru exceptionnel, n’en ont pas moins, elles aussi, de solides références historiques et œnologiques.
Par de multiples liens, le grand cru se rattache à un genre parfaitement défini œnologiquement, dont le cépage est un élément fondamental, au même titre que la géographie et d’autres composantes de sa nature complexe. Il exprime plus vigoureusement que tout autre espace viticole les qualités de l’œnologie dominante, mais ne prétend pas jouir d’une exclusivité totale dont seraient dépourvus d’autres cantons viticoles, limitrophes ou lointains qui s’inspirent des mêmes conceptions. Ce n’est pas un hasard di les historiens qui ont étudié Château-Latour, ne consacrent que quelques pages distraites à son encépagement, puisque la mise en culture de ce grand cru fut faite avec les variétés fines qui, depuis très longtemps, étaient reconnues à Bordeaux comme vecteurs de la qualité des meilleurs vins. Le problème crucial du cépage ayant été résolu depuis très longtemps en Guyenne, les Carmenets, qui furent cultivés à Latour furent considérés dès le point de départ comme un choix obligé et non comme un ajout aux supériorités natives d’un terroir exceptionnel. Partie intégrante de l’œnologie locale ils étaient déjà implantés partout où l’on voulait faire du bon vin.
L’hypothèse que nous défendrons, à l’appui de preuves que nous espérons convaincantes, est celle d’une qualité qui fut toujours « empruntée » au trésor immémorial de bons usages. Compte tenu des circonstances propres à un lieu et à une époque on retrouve toujours les mêmes « fondamentaux » dans l’œnologie du meilleur vin : taille courte d’un cépage fin, vinification soigneuse, absence d’oxydation, capacité de conservation, etc. La décision d’engager des travaux immenses que nécessite ce vaste programme dépend de l’ambition du vigneron Elle se manifeste de façon discontinue à travers le temps et l’espace, et n’est pas toujours couronnée de succès. Aussi s’expliquent l’alternance des périodes de progrès et de décadence qui rythment l’histoire du vignoble bourguignon comme de tout autre candidat à l’excellence œnologique.
Nous nous efforcerons dans la suite de cet ouvrage, d’étudier l’œnologie du passé sous ce double aspect, à la fois technique et historique car pour comprendre la signification des faits œnologiques, il faut prendre en compte toutes les étapes de l’interminable parcours de la qualité, afin de ne pas négliger la part qui revient à chacune dans le processus historique qui conduit au bon vin.
L’exaltation du grand vin considéré comme un genre à part entière, supérieur à tout autre, n’est pas plus convaincante que la croyance obstinée à la valeur déterminante du terroir. Cette conception conduit l’œnologie historique à des obstacles qu’elle ne peut franchir, car les preuves de la qualité suprême sont insaisissables de quelque manière qu’on cherche à les appréhender. Affirmer qu’existe, dans un inaccessible empyrée, un paradigme de la qualité dont la supériorité s’imposerait comme une évidence, ne permet pas de comprendre le cheminement du vin fin à travers l’histoire.
C’est à retracer cet itinéraire en ce lieu particulier qu’est la bonne Côte de Bourgogne, que nous voulons consacrer cette étude et nous ne chercherons pas à rajouter quelques pierres à l’édification imaginaire d’une qualité « souveraine » du garnd vin, plus fantasmée que réelle. La physionomie actuelle du vignoble français ne résulte pas d’un cheminement paisible et codifié, accordant sa juste place à toutes les pièces d’un gigantesque puzzle, dont le découpage inscrit dans le paysage depuis la nuit des temps, trouverait en un lieu et une époque, précisément délimités, leur aboutissement définitif. Pourquoi d’ailleurs cette conception d’une évolution programmée à l’avance serait-elle valable pour la seule histoire du vignoble, alors que toute forme de déterminisme est aujourd’hui récusée dans les autres domaines de la connaissance du passé ?
La vérité est que la Côte bourguignonne est soumise à d’autres influences que les « facteurs naturels du vin », arbitrairement « rangés en bataille » par ordre d’importance. C’est l’appartenance à un genre caractéristique qui imprime à toutes les composantes du vignoble un dynamisme général que le cadre étriqué de la monographie ne peut inclure dans ses étroites limites. Le déterminisme trompeur de la qualité qui inspire ces monuments d’une érudition très datée, s’efface dans la mesure où l’observateur prend comme objet de son étude une entité œnologique significative et non pas un espace clos et délimité comme l’est toujours le grand cru. Seule la prise en compte d’un genre saisi dans sa dimension spatiale et technique peut apporter un éclairage nouveau à l’histoire œnologique du vignoble.
à suivre demain : La compétition des genres est une constante de l’œnologie historique