La genèse et l’itinéraire du grand cru exercent une fascination à laquelle l’historien de l’œnologie se doit de résister. La déclinaison complète des facteurs qui semblent l’expliquer ne permet nullement de résoudre le mystère de son apparition. L’harmonieuse synthèse qui apparaît si convaincante, a posteriori, échappe en grande partie à l’analyse, si on en détaille les éléments constitutifs. Malgré tous les efforts le mystère du grand cru demeure donc inaccessible à force de complexité. Nous ne chercherons donc pas à en découvrir la cause première. Cette recherche est illusoire et vouée à un échec certain. D’ailleurs l’absence d’une théorie scientifique de l’œnologie n’a jamais été un obstacle à la réussite du grand vin. Certes le grand Pasteur a expliqué par l’action de « l’infiniment petit », les phénomènes de la fermentation, mais bien avant cette étape décisive de la connaissance on savait maîtriser le « bouillonnement » du moût, éviter tout contact avec l’air, maintenir à un bas niveau l’acidité volatile, clarifier les vins par soutirage, etc. tout en attribuant ces phénomènes à des causes décrites de façon fantaisiste et péremptoire. C’est pour cette raison que la « révolution pastorienne » n’a nullement bouleversé le « gouvernement » des vins qui demeure fondé sur des principes séculaires de la « bonne œnologie ».
Une pénétrante observation de Montaigne cerne admirablement le mystère d’une qualité enfouie au cœur de l’œnologie. « la connaissance des causes appartient seulement à celui qui a la conduite des choses… Ni le vin n’en est plus plaisant à celui qui en sait les facultés (capacité, aptitude, possibilité) premières. Au contraire !... Le déterminer et le savoir comme le donner, appartient à la régence et à la maîtrise… » Si nous suivons la proposition de Montaigne on admettra que les causes premières de la qualité échappent, non seulement au consommateur mais même à celui qui dispose de « régence et maîtrise », c’est-à-dire au vigneron lui-même. On se rapproche ainsi d’une appréciation raisonnable des limites de l’œnologie, qui doit se contenter de « faire » le mieux possible, faute de pouvoir comprendre ! Ces pratiques furent suivies avec efficacité pendant des siècles, car le vigneron disposait de la panoplie artisanale nécessaire à l’accomplissement de son projet. On pourrait les qualifier de « conservatoires œnologiques » à l’instar de ces « conservatoires de musique », lieux privilégiés où se transmettent en vase clos les meilleures traditions. Nous consacrerons de longs chapitres à ces techniques anciennes qui constituent le « trésor des bons usages », préservés par miracle à travers le temps. Leurs facettes sont multiples et ne concernent pas seulement la conduite de la vigne mais aussi les normes contraignantes et coûteuses qui conduisent au « vin fait ».
L’ensemble des pratiques que le vigneron doit observer impérativement est si complexe, que le risque existe toujours qu’il s’en perde en chemin. Les grands agronomes du passé en ont fixé par écrit les principales modalités, devenues le fondement de toute œnologie digne de ce nom. Mais comment ces préceptes artisanaux auraient-ils pu être explicités par le moyen de l’écrit alors que le savoir-faire du vigneron est, à la lettre, indescriptible, Les enseignements du parcours de la qualité, répertoriés par l’agronomie ancienne demeurent donc d’ordre général, mais s’insèrent dans un corps de doctrine solidement constitué, dont les grands auteurs ont voulu, malgré les difficultés, décrire les principales étapes. C’est ainsi qu’elles furent transmises aux générations suivantes. L’extrême stabilité des sites viticoles a permis qu’elles se cristallisent dans la Côte, selon des normes locales, qui furent inscrites dans ce qu’on pouvait appeler le « trésor des bons usages ».
« L’œnologie de la consommation » fait évidemment partie du parcours de la qualité, car aucun vignoble ne peut subsister très longtemps si ses vins ne sont pas acceptés tels quels par un nombre suffisant d’amateurs. On regrettera que les historiens fassent sur ce point la part belle à l’hypothèse, non prouvée, d’une sorte d’ »étrangeté » de la consommation d’autrefois et persistent à croire en des variations gustatives de grande ampleur à travers le temps. Selon cette thèse, on ne saurait aimer aujourd’hui les vins du passé sous prétexte de l’écart, supposé infranchissable, qui les sépare de ceux de notre époque. On affecte par exemple de croire que le mélange avec de l’eau était une règle absolue, car les consommateurs étaient incapables d’apprécier le vin pur. Le « profil » actuel du grand vin étant par la même une nouveauté autrefois rejetée parce qu’incompréhensible à l’amateur d’autrefois. Certes les variations de la mode orientent aujourd’hui comme hier les tendances de la consommation, mais on peut affirmer que bien avant le XIXe siècle on ne commettait aucune « erreur sur la marchandise », et qu’on ne confondait pas le bon vin avec le vinaigre et les vins de cru avec le vin commun.
Le géographe bordelais Enjalbert, à propos des choix des contemporains de la Renaissance, n’hésite pas à affirmer que les vins de Bourgogne du XVIe siècle n’étaient rien d’autre que « d’honnêtes vins de comptoir, et ajoute : « Précisons toutefois qu’il s’agit seulement du « fruité » d’un vin nouveau, tel qu’un honnête Beaujolais peut nous en donner l’équivalent. » Cette thèse ne saurait se fonder sur des textes qui la contredisent tous de manière unanime en affirmant que certains vins du passé étaient excellents. Mais on disqualifie ces informations, pourtant incontestables et répétitives, afin de faire triompher le « topos » qu’est la médiocrité des vins du passé. L’œnologue historien affirme au contraire leur excellente qualité en faisant état de la notoriété qu’ils avaient acquise auprès de consommateurs compétents et fiables.
Nous examinerons avec soin la véracité de leurs dires en admettant bien sûr que la variabilité des goûts à travers l’histoire est un fait établi. Mais quel est le point d’application de cette observation d’ordre général ? Signifie-t-elle que les vins étaient tous semblables par leur mauvaise qualité ? or le thème de la variabilité n’a aucune pertinence s’il est prouvé que les processus œnologiques fondamentaux qui conduisent au bon vin demeurent les mêmes à travers le temps. Le débat se présente alors de la manière suivante : un vin considéré unanimement comme « bon » autrefois –t-il été élaboré selon les normes strictes de la bonne vinification d’aujourd’hui ? Si tel est le cas, la présomption de ce que nous appelons le « continuité œnologique », c’est-à-dire la permanence des appréciations gustatives à travers le temps devient irrésistible. S’il est prouvé qu’u vin d’autrefois se référait aux normes contraignantes de l’œnologie de haut niveau pratiquée à notre époque, le dénigrement rétrospectif de sa qualité devient en effet impossible.
Pourquoi, d’ailleurs dans ce domaine particulier qu’est l’œnologie, la civilisation médiévale aurait-elle été incapable de mener à son terme un parcours de qualité satisfaisant, elle qui a produit tant d’œuvres si parfaitement accomplies ? Engager une fructueuse controverse sur ce point capital suppose que les tenants de la thèse du « mauvais vin » du passé acceptent de la confronter avec l’abondante documentation disponible, car une condamnation de principe présentée comme évidente, ne peut tenir lieu d’argument.
Il est donc indispensable à l’œnologie historique de retracer les circonstances de la faveur dont jouissait autrefois le vin fin bourguignon, car il est contraire au bon sens de la juger fortuite et infondée. Elle est due à l’agencement remarquable des principaux « facteurs de la qualité ». Dans un processus combinatoire impossible à démêler de manière satisfaisante, le terroir et le climat ont été associés à un savoir-faire très ancien et à d’autres impondérables, pour former un ensemble propice à l’apparition d’une œnologie de haut niveau qui, dûment réfléchie et pratiquée pendant des siècles, est la cause première de la qualité et de la notoriété des vins de Bourgogne. Ces diverses supériorités furent associées par le vigneron à la découverte, puis à la mise en culture d’un cépage miraculeux, d’origine locale, si parfaitement adapté à la viticulture fine, qu’il a « porté » à un haut niveau de qualité les vins produits dans l’étroit terroir de la Côte.
à suivre demain : Les dangers de l’approche de la qualité par la monographie d’un cru unique.