Il serait présomptueux de dépeindre la Côte bourguignonne, comme la seule et unique source du grand vin des siècles passés. La confrontation commerciale avec d’autres vignobles et les querelles de suprématie qui en ont résulté, ont défrayé la chronique et laissé une impression durable dans l’esprit public. Dès les commencements, les vins de la Côte ont dû batailler pour s’imposer face à d’autres genres et ils n’ont jamais joui d’une exclusivité de principe sinon auprès de cercles étroits, ne serait-ce qu’en raison de la modicité des quantités mises sur le marché.
Quelle que soit l’époque à laquelle on se réfère, la menace de ces concurrences successives ou simultanées, face aux grands crus liquoreux, au vin de Champagne ou de Bordeaux, fait partie de l’histoire de l’œnologie bourguignonne. On peut même parler d’un échec relatif, car le vignoble ne s’est jamais étendu au-delà des limites géographiques actuelles et n’a jamais constitué une puissance économique. En Bourgogne même, l’espace dévolu aux vins fins est peu étendu, d’autant moins qu’il est amoindri depuis des siècles par la vigne commune, qui dévora la Côte dijonnaise au XIXe siècle, et demeura, jusqu’à la catastrophe due au phylloxéra, largement majoritaire au pied des coteaux de la bonne Côte. De surcroît l’enclavement continental a toujours compliqué le transport du vin de Bourgogne vers les consommateurs du nord de l’Europe, seuls à ne pas cultiver la vigne. Le faible poids de la Bourgogne est évident, face au rival bordelais, puissamment implanté au bord de l’océan. La confrontation avec les vins de Guyenne, longtemps retardée par les difficultés du transport terrestre, tourna au désastre, quand au cours du XIXe siècle les obstacles séculaires à la circulation des marchandises furent enfin levés. C’est alors, à la seule exception de la Côte bourguignonne, la totalité de « l’aire pinot » implanté depuis des siècles dans le quart nord-est de la France, qui disparut en quelques décennies, alors que le noble cépage avait été longtemps présent d’Orléans à Paris, de Laon à Toul et jusqu’à Besançon et en Auvergne.
Sur la Côte elle-même, l’espace dévolu au grand vin fut toujours exigu. Le docteur Lavalle estimait la superficie des vignes fines de l’arrondissement de Dijon, qui englobait la Côte de Nuits jusqu’à Vosne et Morey à trois cents hectares seulement.
La mention en est portée explicitement sur la carte, dite du Comité d’agriculture de 1861 sous la forme suivante :
- « Climats non classés de l’arrondissement de Dijon produisant des vins fins, comprenant d’après M. La valle environ 300 hectares. » Le constat fort pessimiste du docteur Lavalle, qui date de 1855, fut donc « officialisé » six ans plus tard par le Comité de Beaune, et a donc valeur probante.
Malgré les replantations de ce dernier demi-siècle, la totalité du vignoble fin de Côte-d’Or n’excède pas sept mille hectares en ce début du XXIe siècle, et les « grands » et « premiers » crus qui produisent les meilleurs vins dépassent à peine 15% de ce total. La singulière faiblesse de l’économie viticole bourguignonne contraste avec la réputation dont jouissent ses vins dans le monde entier. Les causes œnologiques et historiques de ce surprenant paradoxe doivent être élucidées dans toute la mesure du possible, car l’histoire est ici mêlée intimement à l’œnologie et n’est pas souverainement dictée par des contraintes climatiques et géographiques.
Vignoble façonné par la politique foncière de l’aristocratie médiévale, la Côte bourguignonne n’a jamais eu l’ambition, ni les moyens de produire une grande quantité de bons vins. L’élite sociale peu nombreuse qui les consommait et souvent les produisait, a jugé qu’une fois pourvue une clientèle restreinte, il était sans objet de mettre au point un puissant système viticole à l’instar de la Guyenne dont la vocation fut toujours l’exportation par voie de mer vers l’Angleterre et le nord de l’Europe d’abord, puis le monde entier, à partir du XVIIe siècle. Les vins fins hors de prix, produits dans des finages célèbres de la Côte, ont toujours en conséquence occupé une place restreinte sur un marché international, difficilement accessible.
La modification décisive du genre bourguignon en faveur de vins plus colorés, intervenue au cours des XVIIIe et XIXe siècles, a permis l’exportation lointaine, devenue absolument nécessaire à la survie du vignoble. Cette « révolution œnologique », accompagnée de la promotion du vin blanc qui occupe désormais une place très importante, a puissamment aidé l’expansion récente de la vigne fine sur les coteaux situés en Bourgogne, à plus ou moins grande distance de la Côte et qui se réfèrent eux aussi à des normes œnologiques comparables. L’extension, voire la création ou la renaissance de ces vignobles qui occupent de vastes surfaces dans les « crus » du Beaujolais, dans le Mâconnais, à Pouilly et plus tard à Chablis ont donné tardivement un poids spécifique plus important que naguère à l’économie viticole bourguignonne dont les vignes fines occupent une surface plus étendue qu’au XVIIIe siècle.
Malgré cette extension récente un fort contraste subsiste entre la singulière fortune de genres, nés dans la Côte bourguignonne, admirés depuis le Moyen Âge, puis étendus au monde entier et la faible surface d’un vignoble qui, au début du XIXe siècle, n’occupait plus guère que mille à mille deux cents hectares de vignes fines.
à suivre demain : Les « facteurs » du vin de qualité