Tous les détails du parcours de la qualité sont calqués sur les expériences héritées d’un passé lointain ou récent car le vigneron ne peut courir le risque d’exposer sa récolte aux aléas de méthodes hasardeuses, improvisées dans l’instant. La « lecture » sur le terrain de ce qui subsiste de ses œuvres passées conduit à présumer, malgré les inévitables lacunes de la documentation, la présence de ce que nous appelons la « continuité œnologique ». Qui parcourt aujourd’hui l’admirable cuverie du Clos Vougeot, saisit au premier coup d’œil, l’économie générale de cette construction hors du commun, voulue par les Cisterciens il y a presque mille ans ! Sa finalité nous est connue, tout comme nous comprenons sans effort le processus de la vinification qui y fut pratiqué. Nous pouvons donc évaluer son « contenu œnologique », suivant des critères qui sont encore les nôtres. Car en cette matière, rien de vraiment nouveau n’a jamais été inventé. Depuis la découverte primitive des ineffables délices de l’alcool, il s’agit toujours de transformer la « liqueur » sucrée d’un raisin de choix, en un vin fin, qui dure assez pour être apprécié par les amateurs capables d’en payer le prix. Le docteur Guyot, au milieu du XIXe siècle, a frappé une formule qui qualifie très bien cette fixité fondamentale : « Le grand art de faire le bon vin est d’une simplicité primitive », a-t-il écrit dans son Art de faire le vin.
Les opérations proprement agronomiques ne semblent pas bénéficier de la même stabilité, car la viticulture est constamment bousculée depuis deux siècles par les progrès inouïs du machinisme agricole et des sciences biologiques. Mais les espèces les plus anciennes n’en détiennent pas moins la quasi-exclusivité de l’encépagement du vignoble fin et pratiquement aucune n’a jamais été ajouté à la courte liste de celles qui sont cultivées dans la plupart des vignobles de premier rang : pinot noir, syrah, cabernet, chardonnay, dominent toujours la scène viticole et les rates innovations proviennent en général de la redécouverte d’espèces négligées ou presque disparues.
Nous aurons l’occasion dans les pages qui suivent d’insister sur l’extraordinaire stabilité du calendrier des travaux de la vigne, qui est une preuve toujours renouvelée de la permanence de pratiques œnologiques très anciennes. Nous nous garderons par conséquent de laisser la moindre place dans notre itinéraire à travers le temps, à ce qu’André Malraux appelait le « préjugé de la maladresse » qui veut qu’éloigné de nous par les siècles, un détail du parcours de la qualité apparaisse rétrospectivement comme inexplicable, inadapté aux circonstances, voir ridiculement archaïque.
Les meilleurs ouvrages des grands agronomes du passé, sont jusque dans le plus infime détail, indemnes de cette critique rétrospective. L’œnologie romaine, par exemple, soigneusement décrite par les agronomes de l’Antiquité, apparaît parfaitement cohérente dans ses objectifs et ses méthodes. C’est la médiocrité des récipients vinaires en terre cuite, fragiles et encombrants, ajoutés à la volonté de conserver un « principe sucré », dans le « vin fait » qui explique sa disparition. Cette irrémédiable carence œnologique a joint ses effets à l’insoutenable concurrence du vin naturel, élaboré au nord de Lyon par des méthodes entièrement nouvelles, promises à un prodigieux avenir, qui a condamné le vin romain à une totale disparition, sans qu’il ait démérité, comme nous essaierons de le prouver plus loin. Le « préjugé de maladresse » n’est pas admissible non plus pour qualifier l’œnologie du Moyen Âge. Celle des moines du Clos Vougeot, ou d’Olivier de Serres ne reflète aucun des préjugés et des erreurs manifestes de la science de leur temps, car la rigueur absolue du parcours de la qualité leur imposait sa loi.
Nous disposons donc de preuves d’une « continuité œnologique » qui enjambe les siècles et permet de présenter une hypothèse raisonnée de l’histoire œnologique de la Bourgogne viticole. Elle plonge ses racines dans le plus lointain passé, car comme l’écrit Collumelle, auteur latin du IIe siècle avant J.-C., « si les principes d’agriculture de nos jours s’écartent de ceux des siècles passés, on ne doit pas pour cela négliger la lecture des anciens ouvrages, car on y trouve beaucoup plus de choses à approuver qu’à rejeter ». Encore faut-il accepter de passer les témoignages du passé au crible de l’œnologie, avant de les intégrer à une vision restrictive de l’histoire du vignoble. Trop souvent les informations dont on fait état aujourd’hui, sont le résultat d’une sélection arbitraire qui privilégie certaines d’entre elles et en rejette d’autres qui ne trouvent pas leur place dans la synthèse rétrospective que la « théorie du progrès » impose à toute étude d’œnologie historique. Les faits admis autrefois comme significatifs de la qualité d’un genre sont ignorés par des études modernistes qui les jugent sans importance. Ainsi en est-il des témoignages sans nombre qui exaltaient la qualité des vins du Moyen âge et sont aujourd’hui, unanimement ou presque, disqualifiés sous le fallacieux prétexte qu’un vin de cette époque ne saurait-être « bon ».
Le choix arbitraire des causes de la qualité est, à notre époque, une des grandes faiblesses de la méthode pratiquée par les historiens du vignoble. N’a-t-on pas vu récemment des archéologues bourguignons ignorer le panégyrique d’Eumène, authentiquement daté du IVe siècle, scruté depuis au moins trois siècles par tus les œnologues spécialisés et par les latinistes les plus compétents, tel Camille Jullian, grand latiniste et historien de la Gaule ancienne, afin de récuser, en contradiction formelle antre ce texte très précis et documenté, la présence de vignes sur les coteaux qui surplombent la plaine beaunoise ? Il leur apparaît plus important en effet de prouver l’ignorance des fondateurs du vignoble bourguignon que d’admettre la coexistence « historique » en localisations contiguës d’un vignoble fin et d’une viticulture commune.
à suivre demain : les rythmes particuliers de l’œnologie historique