L’approche qui convient à l’étude des genres bourguignons, est donc la chronologie qui permet de faire le partage entre les différentes « preuves » de leur qualité. Elle synthétise à chaque époque de l’histoire les éléments complexes d’une œnologie stable dans ses principes et perpétuellement mouvante dans son application. Elle cherche dans toute la mesure du possible à éviter l’anachronisme qui, de l’étude géologique à la notion de progrès, en passant par la collecte, soi-disant exhaustive, des « facteurs de qualité », ramène toute enquête rétrospective à l’œnologie contemporaine d’une région célèbre, considérée comme un aboutissement programmé d’avance, sans tenir compte de ce qu’elle fut autrefois et des procédés utilisés alors pour produire le « bon vin ».
Une étude attentive fondée sur les archives et complétée par les observations in situ faites au vignoble permet heureusement de faire le distinguo entre les données stables du milieu naturel et les apports historiques d’une œnologie, qui est avant tout un savoir-faire artisanal, c’est-à-dire lié à des décisions humaines, comme Roger Dion l’a démontré de manière éclatante.
La tension vers l’excellence, propre à toutes les viticultures fines, a trouvé en Bourgogne une de ses expressions les plus achevées. Il n’existe pas d’autre vignoble au monde dont le parcours ait été à ce point rectiligne pendant une période aussi longue. La place exceptionnelle du vignoble de la côte bourguignonne dans le monde du vin, n’est pas due à une prédisposition naturelle qu’aucune référence scientifique n’a réussi à mettre en valeur de manière convaincante, mais à l’œnologie qui y fut pratiquée. Elle est la traduction en termes techniques d’un effort collectif immense et constamment renouvelé en dépit de difficultés de tous ordres. Certes, les dispositions du sol, de la pente et du climat sont ici favorables, mais l’œnologie est l’œuvre du vigneron, et c’est lui seul qui fut le créateur de cet espace viticole hors du commun dont il a maintenu intacte, aujourd’hui encore, la capacité à produire de bons vins. Nous le verrons à l’œuvre, au cours de la « longue durée » historique, maîtrisant les techniques complexes mises à sa disposition, inventant les nouveaux genres nécessaires à sa survie commerciale, face à la concurrence d’autres provenances, relevant les ruines du vignoble après les tempêtes, les pestes végétales et les désordres de l’histoire, saisissant aussi toutes les occasions de vanter les mérites des vins de son terroir, tout en cherchant à gagner l’appui des puissants qui en étaient les consommateurs enthousiastes, et donc des protecteurs naturels en même temps que les principaux propriétaires. Cette œnologie, gérée avec succès pendant des siècles, fut, comme on dirait aujourd’hui « réactive ». Elle ne fut jamais immobilisée dans l’inaccessible et coûteuse perfection des méthodes archaïques figées, et trop coûteuses. Elle fut modifiée et l’est encore aujourd’hui par de multiples influences, souvent extérieurs au monde du vin, qui l’ont contrainte à de constantes remises en question. La Côte bourguignonne fut le lieu où certaines des « révolutions œnologiques » majeures ont tissé l’histoire du grand vin et l’ont orienté vers des voies nouvelles par la diversification des genres offerts à la consommation. C’est au XIIe siècle, par exemple, que fut créé le vin vermeil, et au XIXe siècle que fut élaboré définitivement le grand cru issu du chardonnay, aujourd’hui référence absolue des meilleurs vins blancs du monde.
La modification de ces genres successifs peut être suivie à travers le temps et l’espace, grâce à une documentation fiable qui atteste la présence des vins de la Côte dans toute l’Europe. Quant à l’étude proprement œnologique des vins du passé, elle est rendue possible, par la constance des grands principes qui la gouvernent, et servent de fondement à un jugement sur la qualité, rétrospectif certes, mais dûment motivé. La Bataille des vins par exemple mentionne en termes élogieux les vins blancs de Beaune, présents à la cour de Philippe Auguste. Presque au même moment, Guillaume Le Breton signale les débuts d’un vin rouge originaire lui aussi de Beaune, et lui aussi très apprécié. Les « cuveries » qui furent édifiées à Chenôve et à Vougeot pour élaborer le vin vermeil, furent donc conçues pour produire un genre qui n’existait pas auparavant. Dans quelles circonstances ? À quelle date exacte ? Et selon quelles méthodes a pu s’édifier cette œnologie nouvelle ? Est-elle conforme à l’idéal de qualité défendu en Bourgogne depuis l’époque romaine ? Etc. Un fil conducteur relie donc entre elles des informations en apparence déconnectées les unes des autres. Elles doivent être jugées à l’aune d’une orthodoxie œnologique dont on sait qu’elle s’est imposée à toutes les époques de l’histoire du vignoble.
L’étude des liens de causalité et d’imitation qui les relient, font partie du champ d’investigation de l’œnologie historique car le « trésor des bons usages » est commun à tous les vignobles fins du monde entier. Il remonte à l’Orient ancien et fut adopté ensuite par la Grèce, puis transmis à tous les territoires conquis par Rome. Le tout nouveau vignoble gaulois n’était évidemment pas capable de mettre sur pied, en quelques décennies, l’édifice prodigieusement complexe de la qualité œnologique. Il a bien fallu qu’il emprunte à Rome des principes généraux qui, correctement appliqués, ont conduit au bon vin. Cette démarche signifie l’invention de genres nouveaux, adaptés à un climat plus froid, issu des cépages fins trouvés sur place te vinifiés selon des méthodes originales, mais qui devaient aussi se conformer à un corps de doctrine qui remontait aux premières civilisations du Proche-Orient.
L’histoire des vignobles fins démontre que l’impulsion initiale en faveur de la qualité est la condition sine qua non de la réussite. Les paramètres qui sont nécessaires à son apparition doivent être mis en place dès le point de départ par le vigneron. Sa responsabilité première est de les maintenir durablement en bon état de marche s’il veut produire un bon vin et recueillir ainsi les fruits de cette prestigieuse et difficile tentative. La qualité, fondée sur le « trésor des bons usages », puis obstinément défendue et adaptée à des circonstances changeantes, dépend de l’adaptation réussie d’une œnologie réfléchie et volontariste aux conditions locales. Elle fut le meilleur viatique pour résister aux ferments d la décadence qui, au cours d’une longue histoire, ont menacé le vignoble bourguignon. La « continuité œnologique » observée depuis les commencements, est donc une hypothèse solide qui permet de suivre sans trop de risques d’erreur une chronologie qui met en exergue l’exceptionnelle obstination des vignerons de la côte bourguignonne à persévérer sur les chemins de la qualité.
Il nous faudra élucider le mieux possible les « faits de nature », tout comme les « faits de culture », qui ont permis cette transposition, réussie et durable, d’un idéal de qualité qui fut d’abord importé d’Italie, car la volonté de créer et de maintenir un vignoble din, est le fil d’Ariane de l’œnologie historique. Quand elle existe, ferme, décidée et efficace, de « bons vins » sont produits, fût-ce en faible quantité, pendant une longue période, estimés par un public de consommateurs avertis et toujours exportés au loin. C’est donc la « continuité œnologique » telle qu’elle apparaît au cours d’une étude historique aussi soigneuse que possible, qui a modelé le paysage viticole de la Côte, à la fois immuable et divers et surtout si étroit, qu’il peut être parcouru en quelques heures.
Le succès d’une synthèse convaincante des facteurs de la qualité est d’une extrême difficulté, tant les divers éléments qui la composent sont hétérogènes, parfois contradictoires et en tout cas impossibles à recenser tous, tant ils sont nombreux. Nous nous limiterons donc à l’étude de l’œnologie propre à la seule Côte bourguignonne, dont nous essaierons avec quelque témérité, d’embrasser la « longue durée » historique depuis l’époque romaine. Nous mettrons ainsi nos pas dans ceux de Roger Dion, qui a voulu, par une étude approfondie, écarter l’hypothèse « naturaliste » de la naissance de la qualité, provoquée par les seules dispositions du sol et du sous-sol. Nous essaierons aussi, grâce à la mie au jour de particularités œnologiques trop souvent dédaignées, de formuler un certain nombre d’hypothèses, qui expliquent la pérennité d’une pratique œnologique, située sans défaillance au plus haut niveau depuis vingt siècles.
Roger Dion a clairement indiqué en une formule frappante, où devrait se situer le point d’aboutissement des recherches, qui tiennent compte à la fois de l’œnologie, des conditions naturelles et du déroulement de l’histoire. C’est en conclusion d’une étude intitulée Querelle des anciens et des modernes sur les facteurs de la qualité du vin, qu’il remarque que beaucoup de spécialistes du passé, tel Olivier de Serres, ont sur ce sujet capital des vues beaucoup plus nuancées que les modernes, dont l’horizon se limite aux seules conditions préalables, appelées « naturelles ». Il conclut sa démonstration par un paragraphe que nous citons intégralement : « Les œuvres humaines qui tirent leur substance du sol même où elles sont implantées paraissent en être, à la longue, de naturelles excroissances. Il en est ainsi de nos vieux et nobles vignobles, si intimement et harmonieusement associés au terrain qui les porte qu’ils semblent s’y être formés d’eux-mêmes, comme par l’effet d’une génération spontanée. De là vient peut-être que les explications naturalistes, depuis un siècle, aient été si généralement acceptées. Le crédit qu’elles ont trouvé est l’un des signes de la parfaite et très ancienne réussite de la viticulture française. Le spectacle de la création d’un vignoble de qualité en terrain neuf est devenu chez nous, depuis longtemps déjà, chose si rare, que nos contemporains e se représentent plus ce qu’il faut de labeur et d’ingéniosité, en pareille entreprise, pour contraindre la nature à donner ce que jamais, d’elle-même, elle n’eût offert à l’homme. »
Un travail d’enquête approfondi pour rechercher les véritables causes de la qualité n’est-il pas nécessaire, soixante ans après l’article de Roger Dion qui date de 1952 ? Car nul ne peut nier aujourd’hui l’essor inouï de la production des vins fins dans le monde entier. Dès lors le « spectacle si rare » de la création d’un vignoble de qualité n’est plus enfermé dans un passé légendaire, mais devient une réalité palpable que des millions de visiteurs, bientôt devenus consommateurs, peuvent découvrir sur place. Les créateurs de cette forme renouvelée d’économie viticole fine, ont d’ores et déjà détruit le monopole des grandes régions viticoles françaises. N’est-il pas urgent, pour ceux qui les défendent, de retracer de manière convaincante les circonstances de leur ancienne suprématie, afin de la justifier par d’autres arguments que l’agencement minéral de quelques tas de cailloux, opportunément disposés au bon endroit ?
Comme le démontrent les succès de certains vignobles français et européens et des pays du nouveau monde, le perfectionnisme œnologique est la clé qui ouvre l’accès au bon vin. Il s’appuie sur d’anciennes traditions, aussi bien que sur les procédés inventés à notre époque, qui prolongent de manière scientifique l’ingéniosité des vignerons d’autrefois. Il n’existe heureusement aucune chance que ce foisonnement inouï d’initiatives si souvent remarquables, oblige le vignoble mondial à produire un type unique de « vin technologique » au goût standardisé. Nous plaidons énergiquement pour que ce fantasme, pur produit de l’imagination de commentateurs « passéistes », ne succède pas aujourd’hui aux thèses « naturalistes », si brillamment contestées par Roger Dion au siècle dernier.