Une certaine vision de l’histoire du vignoble a depuis longtemps pris racine en Bourgogne. Elle se singularise par un panégyrique répétitif à la gloire des grands vins de la Côte. Selon cette conception, l’analyse des causes de la qualité conduit automatiquement à l’accumulation de bonnes notes décernées rétrospectivement par l’historien au « terroir du grand vin, décliné en ses divers grands crus. Pour faire court, nous appellerons « cavalcade du grand vin » le récit coloré de sa destinée historique, telle qu’elle est perçue en Bourgogne par les divers protagonistes qui participent à sa promotion et lui manifestent, sans aucune réserve, une admiration indéfectible.
Les récits consacrés à la gloire des grands crus n’admettent en conséquence aucun faux pas dans un parcours de près de vingt siècles. Ils n’ont que faire de la recherche des paramètres œnologiques d’une qualité, présumée absolue et définitive. Selon eux, la supériorité de nos grands vins s’impose toujours et en tout lieu. Il est donc sacrilège de la soumettre au moindre questionnement. La Côte apparaît alors comme une sorte de mine d’or, dont a su à toute époque exploiter avec succès l’inépuisable filon. Le bruit de fond qui accompagne cette présentation simpliste est le cuivre des trompettes de la renommée, embouchées par tout ce que la Bourgogne compte de propagandistes convaincus et acharnés. Cette « réclame », comme on disait autrefois, ne s’embarrasse pas de nuances et inspire aujourd’hui encore nombre d’auteurs, dont l’unique ambition est d’entretenir une sorte d’exaltation collective. Cette appréciation sans doute excessive de la qualité des vins de la Côte, prête parfois à sourire, bien qu’elle soit fondée sur des informations historiques parfaitement exactes, soigneusement choisies et mises en valeur.
La critique qu’on peut adresser à cette conception exaltée d’une qualité « historique », ne porte pas sur l’insuffisance de preuves qui existent, bien réelles et parfaitement convergentes, mais sur l’affirmation naïve d’une supériorité de principe accordée à nos vins, par un providentiel décret de la nature. Cette présentation est contraire à toute réalité, car seule l’œnologie, c’est-à-dire la mise en valeur patiente et obstinée du terroir bourguignon par des vignerons compétents et expérimentés, explique la qualité et donc le succès des vins de la Côte. Leur suprématie fut toujours contestée par les prétentions concurrentes d’autres genres, qui lui ont de tout temps disputé le champ étroit de la notoriété suprême. Elle fut aussi menacée par les faiblesses d’une pratique œnologique qui n’a pu constamment se situer au plus haut niveau, car l’œnologie est œuvre humaine et ne peut manquer d’être entachée d’erreur, ce qui veut dire que certains vins ne furent pas à la hauteur de la réputation européenne des vins de Bourgogne.
La faveur accordée par de grands personnages aux crus d’un vignoble connu, était autrefois par définition le ressort qui permettait d’étendre leur notoriété et d’augmenter leur prix, comme plus tard pour le « vin de Nuys », remède miracle qui aurait permis la guérison de Louis XIV après l’opération de la fistule. L’usage du bourgogne en cette occasion exceptionnelle, imposait le respect et témoignait de la qualité hors du commun des vins consommés par ces personnages illustres, mais on ne peut résumer à ce seul trait l’activité viticole d’une province entière.
Attardons-nous un instant à l’épisode bien connu de la fourniture des vins de Bourgogne, à la cour papale d’Avignon au XIVe siècle. On ne s’est pas fait faute pendant des siècles, de réitérer les circonstances quasi légendaires d’envois successifs aux cardinaux de la Curie et au pape lui-même. Elles figurent en bonne place dans la « cavalcade du grand vin » à travers l’histoire et servent de preuve irréfutable pour établir la qualité des vins de la Côte. On pourrait croire que les preuves de cette exportation prestigieuse ont été exagérées au-delà de toute mesure. Il n’en est rien. L’historien Yves Renouard dans une étude très fouillée, a démonté le mécanisme de ces achats qui ont duré plusieurs décennies et justifient entièrement la prétention des vignerons bourguignons, d’avoir produit à l’époque « les meilleurs vins de la chrétienté ». Il est hors de doute qu’expédiés de Beaune par voie fluviale, ils étaient aptes à une bonne conservation, puisque, entreposés en Avignon, ils passaient de longs mois dans les caves pontificales avant d’être consommés. Cette réserve était gérée avec soin : cellériers attentifs, élimination des mauvais vins, achat des meilleurs crus choisis sur place par des émissaires compétents etc. Au moment où il fallut envisager le déménagement en direction de Rome, Pétrarque, sans doute par boutade, prétendit que les cardinaux de la curie voulaient retarder leur départ afin de préserver cet acquis œnologique. « C’est qu’en Italie il n’y a point de vin de Beaune et qu’ils ne croient pas pouvoir mener une vie heureuse sans cette liqueur ; ils regardent le vin comme un second climat et comme le nectar des dieux. »
Mais les conclusions d’Yves Renouard apportent des tempéraments à ce mythe d’une notoriété supérieure à toute autre. Dès leur retour en Italie la curie a cessé d’acheter des vins de Bourgogne et adopté à nouveau les vins liquoreux, qui faisaient à l’époque la gloire du vignoble italien. Le succès commercial des vins de la Côte dans les pays du Sud fut donc sans lendemain et aucun courant régulier d’exportation n’a confirmé plus tard cet exploit isolé du XIVe siècle. Car c’est le Nord, dans toutes ses composantes françaises et européennes qui fut toujours le marché principal des vins de Bourgogne. Fernand Braudel a défini par une observation de portée générale, une constante historique qui trouve ici sa parfaite illustration.
Qui plus est, l’orgueil bourguignon ne peut manquer d’être tempéré par la présence en Avignon du vin de Saint-Pourçain, qui eut, lui aussi, son heure de gloire au Moyen Âge avant d’être englouti par une décadence irrésistible, dans des circonstances mal élucidées. À l’égal des vins de Beaune et malgré un parcours par voie de terre immensément coûteux, le vin de Saint-Pourçain a participé, aux côtés de la Bourgogne, à l’approvisionnement des vins des caves pontificales. Son prix d’achat était égal à celui des vins de Beaune, ce qui signifie qu’à cette époque il surclassait lui aussi, les abondantes productions provençales dont le niveau de qualité n’était pas jugé suffisant, au goût des princes de l’Église. Ces remarques seraient évidemment sans porté aucune, si les vins de Beaune envoyés au pape, avaient été des tonneaux de vinaigre.
Une critique équilibrée des témoignages nous interdit donc de disqualifier le témoignage de Pétrarque, attesté par les documents comptables. Même si elle néglige certains faits, la rumeur propagée complaisamment par la « cavalcade » à propos de ces achats hors du commun n’est nullement contredite par la documentation. La thèse du « progrès » de l’œnologie qui les disqualifie se coupe donc de toute interprétation raisonnable du passé œnologique de la bonne Côte, en dédaignant ces témoignages qui, selon elle, ne prouvent rien. Cette éclatante notoriété n’est pas due à une mystérieuse prédestination mais aux efforts continus de dizaines de générations de vignerons de ce lointain passé.
L’histoire de l’œnologie bourguignonne est riche de tels faits dûment documentés. À l’instar des éphémérides médiévales, qui rendaient compte d’évènements importants, ils servent de « marqueurs » au service des vignobles les plus fameux. On sait que Georges Duby dans son célèbre ouvrage : Le Dimanche de Bouvines a mesuré l’importance « européenne » de la victoire de Philippe Auguste en collectionnant les mentions qui en ont fait état dans les chroniques contemporaines de l’évènement. Au vu des constantes mentions louant le bon vin d’autrefois, on supposera que les affirmations de la « cavalcade » ne sont pas infondées car ainsi une vision de la réalité qui ne peut être négligée. Complétées par d’autres documents, leur contribution à une connaissance de l’œnologie du passé doit être prise en considération.
Écrire l’histoire de l’œnologie bourguignonne est donc possible, à condition d’élargir le champ d’investigation au-delà des limites trop étroites de la monographie, puisqu’il faut introduire l’œnologie elle-même incarnée dans les genres successifs, produits au cours du temps par un vignoble célèbre. Quant à la « cavalcade du grand vin », si elle est trop sommaire et déterministe dans sa vision optimiste pour être adoptée telle quelle, elle demeure indispensable au « repérage » historique de son importance.
à suivre demain : Dans les pas de Roger Dion