L’actualité m’emmerde, la dictature des réseaux sociaux transforment le moindre pet de travers en affaire d’État, l’instantanéité règne en maître, sur twitter c’est la course à l’échalote entre ceux qui se disent journalistes alors qu’ils ne sont plus que de minables commentateurs. Overdose ! Je décide sur l’heure le repli en bon ordre sur une base arrière préparée à l’avance.
Je range mon bureau.
Je trie.
Je me prépare à une nouvelle vie.
Dans mon fatras de ligne je retrouve ces textes :
De Malaparte j’avais lu de lui Technique du coup d’Etat publié en français en 1931 par Grasset qui m’avait intéressé car il était à cheval entre plusieurs genres, l’histoire, le pamphlet, la narration et la psychologie des masses de Gustave Le Bon et Gorges Sorel. Touffu et ambitieux il n’était pas à la hauteur du Prince de Machiavel mais il ma captiva.
Bon titre, accrocheur, style alerte, formules-choc, analyse lucide, il avait tout pour plaire à un apprenti révolutionnaire. Ne disait-on pas qu’il fut le livre de chevet de Che Guevara et de sa femme ou que le coup d’Etat des colonels grecs en 1967 s’en était inspiré. « L’erreur des démocraties parlementaires, c’est leur excessive confiance dans les conquêtes de la liberté, alors que rien n’est plus fragile dans l’Europe moderne. »
Ce livre restait très moderne car il dressait un tableau très actuel du parcours qui conduit, « l’homme nouveau », à s’emparer du pouvoir. Peu importait qu’il soit de gauche comme Trotski ou Staline ou de droite comme Primo de Rivera ou le polonais Pilsudski ou Mussolini. Malaparte reprend la leçon de « l’intelligent » Lénine qui sait que l’idéologie est moins importante que la réalisation efficace d’un coup d’Etat. Le Tout-Paris s’arracha le livre et Trotsky lui fit l’honneur de l’attaquer de plein fouet dans un discours à Copenhague le 7 novembre 1932 à l’occasion du quinzième anniversaire de la révolution d’Octobre.
« L’écrivain italien Malaparte, quelque chose comme un théoricien fasciste, a récemment lancé un livre sur la technique du coup d’Etat. L’auteur consacre bien entendu des pages non négligeables de son « investigation » à la révolution d’Octobre. À la différence de la « stratégie » de Lénine, qui reste liée aux rapports sociaux et politiques de la Russie de 1917, « la tactique de Trotski n’est – selon les termes de Malaparte – au contraire nullement liée aux conditions générales du pays ». Telle est l’idée principale de l’ouvrage ! L’auteur oblige Lénine et Trotski à conduire de nombreux dialogues dans lesquels les interlocuteurs font tous deux montre d’aussi peu de profondeur d’esprit que la nature en a mis à la disposition de Malaparte. Il est difficile de croire qu’un tel livre soit traduit en diverses langues et accueilli sérieusement (…) Le dialogue entre Lénine et Trotski présenté par l’écrivain fasciste est dans l’esprit comme dans la forme une invention inepte du commencement jusqu’à la fin. » On peut comprendre l’ire du père Léon, qui jouait alors toutes ses cartes contre Joseph Staline pour capter l’héritage du grand Vladimir Ilitch, d’être présenté comme un usurpateur alors qu’il se voulait le disciple le plus fidèle de Lénine. Malaparte, bien longtemps après l’assassinat par de Léon Davidovitch par Ramon Mercader au Mexique, taillera au révolutionnaire russe une fulminante nécrologie qui se terminait au vitriol « On peut dire de lui ce qu’on peut dire de tant d’autres hommes d’action : c’était un écrivain raté. »
Je me plongeais dans Kaputt pour ne pas en ressortir. La douce chaleur de Claire, le poids de sa tête sur mon épaule, le rythme de son cœur, ses pieds glacés, me tenait lieu de cordon ombilical. Ce livre est une sorte de voyage au bout de la nuit échevelé, où l’on passe, au cours d’un long périple au travers l’Europe Centrale, de la réalité à l’allégorie, sans que l’on puisse vraiment démêler le vrai du faux, d’ailleurs comme le dit dans la Peau le colonel américain Jack Hamilton « qu’importe si ce que Malaparte raconte est vrai ou faux. Ce qui importe c’est la façon dont il raconte. », où la barbarie est omniprésente, répétitive, banalisée. L’extermination totalitaire est avant tout une opération culturelle, ce sont les intellectuels qui ont préparé l’œuvre des bâtisseurs de camps, des gardiens et des exterminateurs.
Lorsque Malaparte visite le ghetto de Varsovie et qu’il croise deux jeune filles qui se battent pour le gain d’une pomme de terre et que l’une d’elle s’enfuie avec son petit butin laissant l’autre « les yeux remplis de faim, de pudeur et de honte ». Elle lui sourit. Gêné il lui offre de l’argent qu’elle refuse en souriant. Malaparte fouille dans ses poches, trouve un cigare et lui tend : « la jeune fille me regarda d’un air hésitant, rougit et prit le cigare : mais je compris qu’elle ne l’avait accepté que pour me faire plaisir. Elle ne dit rien, elle ne me remercia même pas : elle s’éloigna sans se retourner, lentement, son cigare dans la main. De temps en temps, elle l’approchait de son visage pour en respirer l’odeur, comme si je lui avais donné une fleur. »
En lisant le tableau de Hans Franck le nouveau roi de Pologne, car chez Malaparte ce sont des tableaux qui se succèdent, ce tueur cultivé et raffiné, bon père de cinq enfants, bon catholique de Franconie, ancien boursier à l’Université de Rome, féru de la Renaissance, bon juriste, bourreau au visage bien rasé avec ses petits mains blanches où l’on ne retrouve aucune trace du sang de ses victimes, ces mains qui vont effleurer les touches de son piano sur lequel il vient d’interpréter, avant l’arrivée de ses invités, Prélude de Chopin, œuvre interdite comme toutes les œuvres musicales exaltant le sentiment national polonais, je pense à ce passage que j’avais lu dans les décombres du sinistre Lucien Rebatet « Je ne verrais aucun inconvénient, pour ma part, à ce qu’un grand virtuose musical du ghetto fût autorisé à venir jouer parmi les Aryens pour leur divertissement, comme les esclaves exotiques dans la vieille Rome. » Mais attention : « Si ce devait être le prétexte d’un empiètement, si minime fut-il, de cette abominable espèce sur nous, je fracasserais moi-même le premier des disques de Chopin et de Mozart par les merveilleux Horowitz et Menuhin. » Et Malaparte d’écrire « l’extrême complexité de sa nature… il parle de Franck… singulier mélange d’intelligence cruelle, de finesse et de vulgarité, de cynisme brutal et de sensibilité raffinée. Il y avait certainement en lui une zone obscure et profonde que je ne parvenais pas à explorer… un inaccessible enfer d’où montait de temps en temps quelque lueur fumeuse et fugace… »
L’Italie de mes années post 68 m’a fasciné.
Erri De Luca, ancien dirigeant du très musclé service d’ordre de Lotta Continua à Rome, appelle la période dans laquelle je me plongeai avec réticence et incompréhension : un « Mai long de dix ans », ce que d’autres appelleront une « guerre civile de basse intensité ».
En France, et même en Italie, le mouvement armé sera minimisé et surtout sa base populaire minorée alors que le Ministère de l’Intérieur italien, non soupçonnable de gonfler les chiffres, bien que sait-on jamais, estimait à plus de 100 000 les personnes susceptibles de fournir une base arrière, de la logistique aux groupuscules armées. Ça n’est pas rien, c’est même relativement important que ce soutien de la population qui tranche nettement avec le faible enracinement de Rote Armee Fraction en RFA et bien plus encore en France de la GP et de sa dérive armée : Action Directe.
Ici, en Italie, ce conflit, cette guerre civile larvée a fait plusieurs centaines de morts, près de 5000 personnes furent condamnées pour leur appartenance à des groupes d’extrême-gauche et plus de 10 000 furent au moins une fois interpellées. Période complexe, particulièrement troublée, pleine de rumeurs, d’épisodes mystérieux jamais élucidés, des tentatives de complots manipulés par des services étrangers ou le crime organisé, qui a fait l’objet de relectures à posteriori, de reconstruction tendancieuse, erronées, ce que l’on dénommera en Italie la dietrologia : dietro, derrière.
Cette approche sera confortée en France par la « doctrine Mitterrand » qui offrit officiellement le refuge, au cours d’un discours lors du congrès de la Ligue des Droits de l’Homme en 1985, à tous ceux qui ayant « rompu avec la machine infernale du terrorisme » désireraient enfin « poser leur sac ».
Le clivage gauche/droite à la française permettra de bien séparer en noir et blanc ce mouvement contestataire « unique en Europe par sa densité et sa longévité » en oubliant le fond historique de Guerre Froide et de « stratégie de la tension ». Ce morceau d’histoire mal connu, enfoui sous la bonne conscience des pétitionnaires patentés de Saint-Germain des Prés, reviendra en boomerang dans le paysage médiatique après les évènements du 11 septembre 2001, lorsqu’en août 2002 le gouvernement français extradera Paolo Persichetti, ancien membre de la dernière branche des Brigades Rouges, les BR-UCC, reconverti grâce à la doctrine Mitterrand en professeur à l’Université Paris-VIII.
Mais, bien sûr, l’affaire la plus médiatisée fut celle de Cesare Battisti, ancien animateur d’un groupuscule milanais : les Prolétaires armés pour le communisme (PAC), concierge à Paris et auteur de romans noirs, qui ne devra son salut qu’à la fuite au Brésil. Je garde le souvenir d’une conférence organisée par Télérama en 2004 où la délirante Fred Vargas délivrait sa version très germanopratine de l’affaire. Le BHL, non présent ce soir-là, délivrait avec plus de subtilité la même version.
Sans entrer dans le détail, il me faut rappeler que les Prolétaires armés pour le communisme, organisation peu structurée, ont commis des hold-ups et quatre meurtres : ceux du gardien de prison Antonio Santoro le 6 juin 1978 à Udine, du bijoutier Pierluigi Torregiani le 16 février 1979 à Milan, du boucher Lino Sabbadin le même jour près de Mestre et du policier Andrea Campagna le 19 avril 1979 à Milan. Lors de la fusillade contre Pierluigi Torregiani, une balle perdue, a blessé son jeune fils Alberto Torregiani, avec qui il se promenait, et ce dernier en est resté paraplégique. Les quatre tireurs, Gabriele Grimaldi, Giuseppe Memeo, Sebastiano Masala et Sante Fatone, ont été identifiés et condamnés en 1981. Les PAC reprochaient aux commerçants Torregiani et Sabbadin d'avoir résisté aux braquages commis par des membres de leur groupe.
Pas très glorieux tout cela, dans plusieurs textes publiés des années plus tard, Cesare Battisti indiquera avoir renoncé à la lutte armée en 1978, à la suite de l'assassinat d'Aldo Moro et se dira innocent des quatre assassinats revendiqués par les Prolétaires armés pour le communisme.
Arrêté le 26 juin 1979 et condamné en 1981 pour appartenance à une bande armée il s’évade le 4 octobre 1981, avec l’aide de membres des PAC, de la prison de Frosinone et il s'enfuit d'Italie pour rejoindre la France puis le Mexique en 1982. C’est alors que Pietro Mutti, un des chefs des PAC recherché pour le meurtre de Santoro et condamné par contumace, est arrêté ; suite à ses déclarations, Cesare Battisti est impliqué par la justice italienne dans les quatre meurtres commis par les PAC, directement pour les meurtres du gardien de prison et du policier et pour complicité dans ceux des deux autres victimes.
Le procès de Cesare Battisti est donc rouvert en 1987, et il sera condamné par contumace en 1988 pour un double meurtre (Santoro, Campagna) et deux complicités d'assassinat (Torregiani, Sabbadin). La sentence est confirmée le 16 février 1990 par la 1re cour d'assises d'appel de Milan, puis après cassation partielle, le 31 mars 1993 par la 2e cour d'assises d'appel de Milan. Il en résulte une condamnation à réclusion criminelle à perpétuité, avec isolement diurne de six mois, selon la procédure italienne de contumace.
Je classe mes notes et je me remets à l’écriture…
Fred Vargas "La vérité sur Cesare Battisti"
En présence de Laurent BAFFIE, Chahdortt DJAVANN, Serge RAFFY et KHALED, Thierry ARDISSON s'entretient avec Fred VARGAS, historienne, archéologue, médiéviste, chercheuse au CNRS et auteur de ro...