Au temps où j’occupais le grand bureau du rez-de-jardin de l’Hôtel de Villeroy, aujourd’hui devenu celui du Ministre, Claude Mauriac, fils de aîné de François Mauriac, sollicita un rendez-vous pour m’entretenir d’affaires familiales. Lui qui «reçu à sa naissance, le 25 avril 1914, un nom qui allait devenir prestigieux. Toute sa vie il s’efforcera de se faire un prénom. Entreprise d’autant plus difficile que le fils se situait sur le terrain de son père : l’écriture.» Visage acétique, grosses lunettes d’écaille, pudique et tourmenté, il venait me parler du vignoble de Malagar, en piteux état, de son devenir. Dans un long préambule, face à moi, il me dressa un tableau sombre de la situation familiale, la figure du père pesait sur lui, avec pudeur et retenue, il réussit tout de même à me confier ce qui lui causait des soucis. Je lui consacrai bien plus de temps que je n’avais de temps. En l’écoutant attentivement je repensais à un épisode de ma vie de collégien, à l’école d’agriculture de ND de la forêt, le jour où, le frère supérieur, me confisqua Thérèse Desqueyroux pour pornographie. Je prenais du temps car ce temps était celui au-dessus duquel flottaient une histoire familiale et l’Histoire tout court. Malagar « François Mauriac qui tenait ce patrimoine de son arrière-grand-père, y était fort attaché, y venait très souvent et écrivit beaucoup. C’était sa résidence d’été, et il en appréciait particulièrement le vin blanc doux, vin d’ailleurs traditionnel de ce pays de coteaux ensoleillés, qui dominent la vallée de la Garonne et le Sauternais. »
Je promis à Claude Mauriac de m’occuper des vignes de Malagar. Ce que je fis en m’adressant à un ancien collègue, Jean-Louis Blanc, énarque et agronome, ancien du bureau de la viticulture du Ministère, qui dirigeait la maison Cordier à Bordeaux pour le compte d’un groupe bancaire dont j’ai oublié le nom. L’affaire se fit avec Cordier pour le vignoble pendant que la maison passait dans le patrimoine du Conseil Régional d’Aquitaine. Maintenant le vignoble appartient à deux viticulteurs bien connus en Gironde, le négociant Jean Merlaut et l’œnologue Georges Pauli. Tous deux se sont associés pour vinifier et commercialiser les vins de Malagar.
François Mauriac à Malagar de Jean Mauriac, entretiens avec Éric des Garets, édition revue et augmentée, Fayard 2008.
« Aujourd’hui, il n’y a plus de chevaux, il n’y a plus de vaches, il n’y a plus de bœufs dans les prairies et dans les vignes de Malagar. Plus une seule sauterelle, un seul grillon – ni les gros noirs, que je faisais sortir de leurs trous avec un brin d’herbe, ni les petits des vignes, gris, aux longues pattes – plus une seule mante religieuse, verte ou couleur d’aiguille de pin. […] On ne voit plus, le long de l’allée des cyprès, les criquets aux ailes rouges ou bleues qui précédaient nos pas ni, après la pluie, tous ces petits escargots à la coquille jaune et rose, ni dans les charmilles, les gros crapauds qui surgissaient tard le soir. […] Je vous le demande : y a-t-il encore des chauves-souris ? Y a-t-il encore des lézards, je parle des petits lézards les plus communs, gris, dits "de muraille", à la terrasse ? Quant aux longues et belles couleuvres, dont je ramassais les fragiles enveloppes de peau blanche et fine, elles sont classées parmi les espèces disparues, comme le sont les papillons machaons, plus beaux que ceux de l’Amazonie. […] Où sont « les prairies murmurantes des nuits d’été » si chères à François Mauriac, "l’immense vibration des grillons, des sauterelles et des cigales" ? J’avais oublié les cigales de Malagar ! Elles ne chantent plus aujourd’hui que dans notre souvenir. Leur disparition, déjà lointaine, complète, définitive, fait régner sur cette campagne, dans la canicule des étés, un silence de mort. Seules rescapées de cet anéantissement, quelques libellules, au corselet vert ou bleu, surgissent encore brusquement, zigzaguant et troublant un instant le silence de leur vol métallique. »
François Mauriac, qui avait la réputation d’avoir une plume acérée, dans Préséances.
« Les fils de famille des Grandes Maisons en quelque manière sont interchangeables, tous corrects (habillés par le même tailleur), tous sportifs et délivrés du bureau vers 5 heures, tous enfin exempts des lois communes de la civilité, maîtres de saluer ou de ne pas saluer, dispensateurs incorruptibles de mépris (...) »
« Je passais une partie de la nuit à fumer et à rêver dans mon cabinet plein de livres dont les Fils eussent été fort choqués de voir que les pages étaient coupées (...) »
« Ces messieurs des Grandes Maisons, qui dans ce temps-là m’honoraient de leur faveur, me firent entendre qu’ils ne pouvaient souffrir le « genre artiste ». Je me le tins pour dit »
Régine Deforges situe l’action de La Bicyclette bleue dans le domaine de Malagar, qui appartenait à François Mauriac. « Je suis rentrée dans cette famille quand j’ai épousé son petit-fils, le dessinateur Wiaz. » dit-elle. Elle avoue aussi que ce liquoreux produit dans l’aire des premières Côtes de Bordeaux Saint-Macaire, elle l’a dans la peau. « C’est un vin que l’on buvait à l’apéritif. Il est frais, parfumé, élégant. Avec un crottin de Chavignol, un roquefort ou un foie gras, c’est un plaisir. » Elle cite aussi Meursault et l’Anjou. « Les bons vins me procurent de la joie. » Elle dit encore qu’une bonne bouteille peut surprendre mais ne pas tromper. Pour elle, le vin reste davantage lié au cigare. « Depuis que je suis allée à Cuba, j’ai découvert leur ressemblance. Le torcedor, c’est l’œnologue du cigare. Avec un vieux vin de Malagar, c’est idéal. » « Dans Et quand viendra la fin du voyage... Fayard, 2007, le dixième et dernier de la série commencée par La Bicyclette bleue, Léa fait des allers-retours entre la Bolivie et son domaine de Montillac, inspiré de Malagar... »
Pourquoi ce matin ce zoom arrière ?
Tout bêtement parce que ce matin, face à mon bol de café noir, dans le poste ils causaient des mobs bleue de ma jeunesse que des jeunes de Marseille s’emploient à faire revivre.
Ma mob bleue ciel, son siège biplace, son « son de meule »…
Ce fut un choc, comme un rappel à l’ordre, depuis des mois et des mois ma plume dominicale s’était égarée sur les sentiers de la politique, j’y ai usé plusieurs paires de souliers, je m’y suis vautré, j’y ai joui aussi de voir s’effondrer des pans entiers du vieux monde, et puis Macron est arrivé, prenant tout le monde à revers, soudain idolâtré par ceux mêmes qui l’avaient moqué, comme un remake de la versatilité du bon peuple. Le jeune homme a endossé le costar de Président avec une facilité déconcertante, il s’est imposé sur la scène internationale comme si ce rôle il l’avait bûché, lui le fort en thème, depuis toujours. Au-dedans de ce pays figé, le voilà qui joue le père la rigueur, s’attirant les foudres des derniers lambeaux de la gauche vaguement radicale qui fait du port de la cravate dans l’hémicycle un combat !
Les indignés, les insoumis, les économistes atterrés, le ban et l’arrière-ban d’une France qui ne sait que dire non, s’arcquebouter sur la somme de ses facilités, vivre à crédit, cigale plutôt que fourmi…
Alors, pour pourfendre ce jeune « morveux » libéral, bien sûr on en appelle aux mannes du Général !
Et pourtant que fit donc celui-ci en revenant au pouvoir ?
1960 : Rueff-Armand, un rapport visionnaire
Le retour à l'équilibre budgétaire en 1959 et l'expansion économique n'incitent pas de Gaulle à engager des réformes structurelles. Un rapport s'inquiète pourtant des rigidités de l'économie, de l'inadaptation de l'administration et de la qualité de l'enseignement.
On compte parmi les textes évoqués de façon rituelle dans les débats sur la croissance française le rapport Rueff-Armand de 1960. Evocation essentiellement intellectuelle, car il ne fut guère appliqué. Si le redressement opéré à cette époque a reposé sur les propositions de Jacques Rueff, ce ne fut pas le résultat du rapport cosigné avec Louis Armand.
Revenu au pouvoir en mai 1958, le général de Gaulle s'assigne trois objectifs : une nouvelle Constitution, la sortie du guêpier algérien et la stabilisation financière. En ce printemps 1958, la situation économique est délicate. Les devises en caisses représentent l'équivalent d'un mois d'importations. L'inflation, contenue en 1956 et 1957 grâce à un sévère contrôle des prix, a repris sur un rythme annuel de 15 %.
De Gaulle nomme Antoine Pinay aux finances. Se méfiant de lui, il lui impose de travailler avec Jacques Rueff. Polytechnicien, inspecteur des finances, celui-ci a occupé divers postes de responsabilité dans l'administration, de conseiller de Poincaré lors de la stabilisation du franc de 1928 à directeur du Mouvement général des fonds, l'ancêtre de la direction générale du Trésor.
Rueff met au point un plan d'austérité en deux volets qui entre dans l'histoire sous le nom de "plan Rueff-Pinay" : une dévaluation et un retour à l'équilibre budgétaire. En 1959, pour la première fois depuis 1930, le budget est en excédent.
DE GAULLE N'EN SENT PAS L'URGENCE
Fort de ce succès, Rueff propose à de Gaulle d'engager des réformes structurelles. Mais comme, depuis 1950, le taux de croissance moyen est de 4,9%, de Gaulle n'en sent pas l'urgence. Un décret du 13 novembre 1959 crée donc un comité présidé par le premier ministre, Michel Debré, et chargé "d'examiner les situations de fait ou de droit qui constituent d'une manière injustifiée un obstacle à l'expansion de l'économie".
Ce comité a deux vice-présidents, Jacques Rueff et Louis Armand. Polytechnicien comme Rueff, ingénieur du corps des Mines, Louis Armand a fait l'essentiel de sa carrière dans les chemins de fer, devenant président de la SNCF en 1955. Outre ses deux vice-présidents, le comité réunit 14 membres, hauts fonctionnaires, syndicalistes et chefs d'entreprise. Il rend en juillet 1960 un rapport largement inspiré par les vues libérales de Rueff.
Trois des phrases du début résument la philosophie du texte : "Il est aisé de constater qu'en fait, certaines législations ou réglementations économiques ont actuellement pour effet, sinon pour but, de protéger indûment des intérêts corporatifs qui peuvent être contraires à l'intérêt général et, notamment, aux impératifs de l'expansion" ; "Le comité estime qu'un blocage rigoureux des prix et des salaires ne peut être qu'une mesure de circonstance, justifiée seulement par des situations très exceptionnelles" ; "L'inadaptation de l'administration publique à ses diverses fonctions constitue un frein à l'expansion".
Ce diagnostic sur les blocages de l'économie française est conforté par les analyses de certains enjeux à venir. Ainsi, le rapport s'inquiète de l'évolution de la qualité de l'enseignement, et s'interroge sur les retraites en des termes prémonitoires : "L'accroissement du nombre et de la proportion des personnes âgées pose un problème important sous une forme nouvelle, qui exigera un examen approfondi de certaines conceptions sur leurs conditions de travail et de retraite."
LIBÉRER LES PRIX
Les recommandations s'organisent autour de cinq thèmes : "Réduire les rigidités qui affectent l'économie ; éliminer les atteintes à la véracité des coûts et des prix ; écarter les obstacles à une croissance harmonieuse ; remédier aux insuffisances de l'information et de l'instruction ; réformer l'administration."
Leur contenu traduit la volonté du comité de libérer les prix et de renforcer la concurrence. On y trouve des propositions fortes comme l'abandon de la loi de 1948 sur le blocage des loyers mais aussi un examen de certaines professions comme les - déjà célèbres - taxis parisiens. Au point de se perdre dans les détails... Le rapport contient, par exemple, cette phrase : "Le comité a constaté la nécessité de favoriser l'expansion du marché des jus de fruits et des eaux minérales et la diminution du prix de vente de ces produits" !
Appel à la liberté économique et à la concurrence, le rapport Rueff-Armand reste assez largement lettre morte. Le contrôle des prix, dont la suppression était si importante aux yeux de Rueff, n'a disparu qu'en décembre 1986. Et la commission Attali a retrouvé en 2008 pratiquement le même nombre de licences de taxi à Paris que le comité Rueff-Armand...
Ubérisation dit-on !
Les livreurs pédalent sur la chaussée de Paris et lorsque je les croise je repense à ma mobylette bleue...
Adieu la bleue par Cédric Mathiot — 26 décembre 2002
Après quarante-six ans de bons et loyaux services, la star de Motobécane, racheté en 1984 par MBK, coupe les gaz. Ultime virée nostalgique chez un vendeur d'Aubervilliers.
Jeannot et Jeanine, concessionnaires MBK à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) ne recevront pas les deux dernières «bleues» qu'ils avaient commandées. Quand Jeannot a lu dans le journal que MBK arrêtait la production de la vieille Mobylette qui doit son surnom à sa couleur originelle, Jeanine a appelé à Saint-Quentin (Aisne), siège de MBK, où on lui a dit que les stocks étaient épuisés. Jeannot est d'avis que chez MBK, ils ont dû «servir les copains» avec les derniers exemplaires qui leur étaient destinés. Car la bleue, Mobylette de facteur et d'ouvrier, chromo vieille France célébré une dernière fois dans le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain, est désormais un objet de collection. Plus de quarante-cinq ans après avoir été présentée dans sa première version, en 1956, la dernière bleue vient de sortir de la chaîne de son usine historique, à Rouvroy, près de Saint-Quentin. Jeannot, 58 ans et demi, s'en étonne peu. La bleue, lui l'avait enfourchée comme lycéen («qui n'avait pas de bleue à l'époque ?», dit-il sur un ton d'évidence), puis comme «cyclard» (coursier). Surtout, il a vendu et réparé pendant vingt-sept ans les cyclomoteurs des banlieusards d'Aubervilliers. D'abord beaucoup, et puis de moins en moins. Jusqu'à assister, du fond de son petit atelier, à l'extinction de l'engin. Avec son vieux moteur, la Mobylette n'est plus adaptée aux exigences bruxelloises en matière de pollution. La chaîne d'outillage sera démontée et transportée en Turquie. A Rouvroy, on fabriquera des scooters.
30 millions d'exemplaires dans le monde
Les dernières années, Jeannot et sa femme Jeanine ne vendaient quasiment plus de l'antique Mobylette. «Disons 5 par an environ», estime Jeanine qui en connaît un bout, bien qu'elle soit surtout chargée de la réparation des vélos, à l'avant du magasin. La mécanique, c'est pour Jeannot, qui règne depuis 1975 sur l'arrière du magasin, où il a son atelier. C'est un minuscule gourbi, éclairé de quelques néons baladeurs, saturé de roues accrochées au plafond, avec des murs tapissés d'un capharnaüm d'outils, de chromes rutilants et de chiffons huileux. Il y a dans un coin un évier crasseux d'où pendouille une chambre à air, une petite fenêtre à quatre carreaux qui donne sur une cour à poubelles, une horloge qui affiche obstinément l'heure d'été «ils m'enquiquinent avec leur heure à changer tous les six mois. Revenez en août et elle sera à l'heure». C'est là que Jeannot a ausculté et trifouillé trente ans de mécaniques. Et sans surprise, son diagnostic, c'est que «la bleue, c'était la plus robuste, la plus simple, donc la plus choisie». Facile comme tout à réparer : «Tu descendais le moteur en un quart d'heure, maintenant, les scooters ont des carrosseries pas possibles.»
Dans ses multiples versions, la bleue a circulé à plus de 30 millions d'exemplaires dans le monde. Une star. Combien ils en ont vendu, des bleues, en vingt-sept ans ? Jeanine évalue «jusqu'à 60 par an». Jeannot, un peu moins, «30 ou 40». Mais ils sont d'accord pour dire que c'était il y a longtemps : dans les années 70. En 1974, Motobécane a battu son record de production dans l'usine de Rouvroy, avec 750 000 Mobylette. A l'époque, sans atteindre les chiffres des années 50 (la France disposait alors du plus grand parc de deux-roues motorisés), le marché du cyclomoteur hexagonal pétait encore la forme, avec plus d'un million de ventes annuelles.
C'est cette période faste des deux-roues qui a conduit les Pierrard à ouvrir boutique, en 1975, dans cette avenue centrale d'Aubervilliers, alors qu'ils hésitaient «entre une station-service, un bar et un magasin de deux-roues». Il faut dire aussi qu'avant cela, comme Jeannot avait été coursier il trimbalait les photogravures vers les imprimeries de presse , il s'y connaissait «déjà un peu en Vespa et en Mobylette». Cette année-là, donc, Jeannot a suivi un stage de formation chez Motobécane. C'est lors du stage, où il était payé au Smic, que Jeannot s'est «rendu compte qu'une bleue, c'était alors exactement le prix d'un Smic : 1 250 francs». A l'époque, rappelle Jeanine, les personnels administratifs roulaient en bleue : la police avait des bleues qui étaient de couleur blanche, «avec police écrit sur le côté». Les compagnies d'ascenseur les avaient aussi blanches. Celles des postiers étaient jaunes. La bleue, enfin, existait aussi dans une version orange, sa version luxe, qui se faisait appeler «le chaudron». C'était encore l'âge d'or. «On bossait bien à l'époque, dit Jeannot. Aubervilliers, c'était une banlieue ouvrière, tu faisais pas vingt mètres sans tomber sur une petite usine, une boîte d'artisans. Tous les gens qui allaient bosser y allaient en Mobylette. Et à la sortie du boulot, à 17 heures, place de la Mairie, il y avait du brouillard, nom de Dieu, tellement il y en avait des Mobylette», tonne-t-il en agitant les bras pour figurer la brume dans son atelier.
Comme le cheval au Moyen Âge
«La bleue, poursuit-il, c'était la bête de somme de l'ouvrier. Comme le cheval au Moyen Age. Une bleue, c'était une paire de sacoches : une pour les outils, une pour la gamelle. J'en ai réparé assez pour le savoir. Y avait toujours une sacoche propre pour la gamelle, et une sale, avec dedans une chambre à air et les outils.» Et puis le deux-roues a décliné. Jeannot concède qu'il n'a rien vu venir. «En 1979, je suis tombé chez un collègue concessionnaire sur une revue spécialisée qui montrait les statistiques de ventes de deux-roues pour les dix années à venir. Jusqu'en 1989, la courbe, vlan ! Elle dégringolait. Moi, je l'ai pas cru et pourtant...» Maintenant, il a son idée sur les causes. Il y a d'abord eu, en juillet 1975, le casque obligatoire pour les cyclomoteurs hors agglomération. «Ce qui a commencé à tuer le deux-roues, ça a été le port obligatoire du casque, qui emmerde tout le monde. C'est même les femmes qui ont commencé à récriminer, parce que les casques, ça abîmait la coiffure.» Ensuite, il liste : «Les assureurs. Les assurances sont devenues trop chères. Elles assurent même pas contre le vol. Alors, quand tu t'es fait voler trois cyclos, tu t'achètes une Carte orange.» Et puis «avec l'évolution de la qualité de la vie, les gens ont commencé à aller travailler en voiture», ajoute Jeanine. La Mobylette, qui avait à la sortie de la guerre envoyé les vélos à la casse, a subi à son tour la concurrence des quatre-roues. Entre 1975 et 1982, le marché hexagonal de la Mobylette a été divisé par trois. Le créneau du cyclomoteur est devenu plus jeune. Et sur ce terrain, la bleue de Motobécane a été concurrencée par Peugeot et ses 103. «Plus nerveux, plus facile à trafiquer. C'était plus à la mode, reconnaît Jeannot. Les vieux restaient Motobécane, les jeunes roulaient Peugeot.» Enfin, la robuste bleue est restée relativement chère par rapport aux cyclomoteurs concurrents, plus dépouillés.
En 1977, pour la première fois, Peugeot a devancé Motobécane dans les ventes de cyclomoteurs (1). En 1984, Motobécane, qui a eu «le tort de rester scotché à la bleue», diagnostique aujourd'hui Pedro Alvarez, directeur général délégué de l'usine de Saint-Quentin, a déposé le bilan. Les Japonais de Yamaha sont arrivés. Motobécane est racheté par MBK. Et la marque a fini par trouver son salut dans le scooter, en même temps qu'elle achevait de reléguer la bleue au rang de vieillerie. En 2001, MBK n'a sorti que 10 000 Mobylette, dont à peine 1 000 bleues. «Seuls les vieux qui ont toujours roulé avec, ou les paysans, en achètent», affirme un client qui converse avec Jeanine. De fait, «c'est dans les régions rurales, comme le Cantal, que les chiffres se sont maintenus», témoigne Pedro Alvarez, qui ajoute aussitôt que le marché africain a longtemps joué les soins palliatifs, retardant la fin de la vieille mécanique.
Car la bleue est à la Mobylette ce que la Peugeot 505 break est à la voiture. Portées par une réputation de mécanique increvable, toutes deux ont emprunté cette passerelle au-dessus de la Méditerranée, tissée d'histoire coloniale, pour aller vivre une seconde vie au Maghreb ou en Afrique noire. Ces dernières années, il se vendait, entre le Burkina Faso, le Mali, la Tunisie et le Maroc (ces deux derniers pays fabriquant encore la bleue), dix fois plus d'engins qu'en France. Il fut un temps ou certains concessionnaires français de Motobécane, soucieux de faciliter ces exportations vers les anciennes colonies, travaillaient directement avec les Douanes. «On aurait pu nous aussi travailler directement à l'export, mais ça nous aurait demandé de faire beaucoup de démarches», dit aujourd'hui Jeanine. Et de toute manière, malgré cela, «les dernières bleues qu'on a vendues, elles sont parties directement là-bas. Pour les familles restées au pays ou les neveux».
Dernier voyage pour l'Afrique
La toute dernière bleue présente dans le magasin Pierrard remisée dans un box à l'arrière , «elle partira au Mali». Du moins «quand l'autre moitié aura été payée», précise Jeannot, sortant la fameuse bleue flambante d'une gangue de papier bulle pour exhiber une dernière fois les contours bombés de la machine. Après, c'en sera fini. Jeannot, finalement, s'en fiche pas mal, à en juger par la facilité avec laquelle il oublie le sujet pour verser dans des complaintes plus générales sur les jeunes qui volent les deux-roues ou sur «le boulot qui fout le camp». En fait, ce qui les agace par avance, Jeanine et Jeannot, «c'est qu'on va [leur] refaire à propos de la bleue le coup du Solex». Les Solex, avant que ça s'arrête, plus personne n'en achetait. «J'ai bien dû mettre deux ans à vendre le dernier que j'avais en magasin», maugrée Jeannot. «Et quand ça s'est arrêté, poursuit Jeanine, les gens sont venus nous voir pour nous dire, le Solex, on aimait bien.» La nostalgie de la vieille mécanique, ça ne nourrit pas son homme. Et s'il avait vingt ans de moins, Jeannot, il ferait «du commerce électronique».
(1) Sur ce sujet, lire le très documenté Motobécane, de la Mobylette au Booster, de Didier Ganneau, éditions Etai.