Ces derniers jours j’ai lu le roman de Gilles Leroy Nina Simone et revu Tirez sur le Pianiste de François Truffaut (1960).
J’y ai retrouvé Charles Aznavour, le chanteur et l’acteur.
« À New-York, au Village Gate où je chantais, j’ai rencontré ce chanteur français, le petit Aznavour, le seul Européen à posséder l’esprit soul et le groove. Il m’a présenté des chansons, je lui en ai acheté deux. L’une s’appelle Tomorrow is my Turn et, dès la première fois que je l’ai interprétée, mes doigts se sont raidis sur les touches du clavier, ma gorge s’est nouée de sanglots. Jamais je n’ai pu la chanter sans avoir dressé devant moi le fantôme d’Edney * riant sous la cascade de Pearson’s Falls, je pouvais presque le toucher, lécher sur sa peau soyeuse l’eau fraîche au goût de bonheur. Lutter contre les larmes, alors, tenir ferme les notes, était un effort surhumain et j’ai fini par l’abandonner, cette chanson si douloureuse avec son air de rien. »
Gilles Leroy Nina Simone
* Edney, un cherokee, fut le premier amour de Nina Simone.
On tire sur le pianiste
« Pour François Truffaut, Tirez sur le pianiste a été un film agréable à tourner, mais difficile, ennuyeux à monter. Car il avoue éprouver « une peur panique de tous les scénarios construits en flash-back ». Or le montage du Pianiste est conçu autour d’un long flash-back, qui fait revivre l’histoire d’amour tragique entre le pianiste Édouard Saroyan (Aznavour) et sa femme Thérésa (Nicole Berger)
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« À tout hasard, je lui ai dit que cela me faisait penser à Queneau. J’ai su par la suite que je ne m’étais pas trompée » répond Claudine Bouché la monteuse à un François Truffaut qui lui demande si les rushes pouvaient faire un film.
« Sans doute parce qu’il s’est fait avec des bouts de ficelles, Tirez sur le pianiste donne un sentiment de grande liberté. Pourtant, lorsque le film est montré, en juin 1960, aux acteurs et amis, puis à quelques journalistes, les avis sont mitigés, ce qui déprime Truffaut qui, à ce moment-là, doute de lui. Pierre Braunberger (son producteur) lui-même est dérouté par le film. »
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« En outre, Tirez sur le pianiste rencontre de sérieux ennuis avec la censure. Le 13 juillet 1960, le film est victime d’une interdiction aux moins de 18 ans. Truffaut a pourtant coupé une séquence qui pouvait s’avérer délicate, celle d’un petit chat qui est écrasé par la voiture des gangsters. Mais une autre scène, où Michèle Mercier se couche dans le lit d’Aznavour et découvre sa poitrine, est jugée trop osée. Truffaut réduit la scène, mais se refuse à la couper entièrement. La commission de censure demeure inflexible : Tirez sur le pianiste reste interdit aux moins de 18 ans. »
Est-ce « Un film comique noir » ? « Un film fantaisiste noir » ? « Un drame d’amour et d’humour » ? « Une tragédie burlesque » ? « Un film où les bons sont quelquefois méchants et les méchants quelquefois sympathiques » ? Braunberger harcèle Truffaut de télégrammes, le sommant de s’occuper de la promotion du film.
« Tout compte fait, Tirez sur le pianiste, sorti le 25 novembre 1960 dans trois salles parisiennes ne fait pas une carrière très briallantes : 71 901 entrées en six semaines d’exploitation. Il est retiré de l’affiche le 3 janvier 1961, Truffaut le considère comme un véritable échec, même s’il ne met guère en péril les Films du Carrosse. »
In François Truffaut Antoine de Baecque et Serge Toubiana Gallimard
Un film sur les femmes
« La musique occupe une place prépondérante, oscillant du jazz au classique, avec des détours réjouissants par la chanson, grâce à un Boby Lapointe iconoclaste et un Félix Leclerc plein d'élégance. Pourtant, le film parle essentiellement des femmes. Et filme leurs corps avec une sensualité rare, qu'il s'agisse des seins angéliques de Michèle Mercier ou des mains inquiètes de Marie Dubois.
Les gangsters y disent du mal du sexe dit faible, ce qui inspira des dialogues à Scorsese et Tarantino. Quant à l'admirable Charlie, interprété par Charles Aznavour, tout autant timide qu'amusé, il exprime une sensibilité à fleur de peau et une lucidité mêlée de pitié. Hélas, ni son génie musical ni l'amour de plusieurs femmes ne parviendront à lui éviter un destin médiocre... Jouant à la fois sur le désir et l'interdit, Tirez sur le pianiste possède l'insouciance d'un baiser volé. »
Le Monde.fr | 16.07.2015 par Yann Plougastel