Il se murmure sur face de bouc que je passe ma vie à table, sous-entendu que je fais table ouverte au restaurant, alors que la table où je passe le plus de temps est celle où je m’échine à écrire mes chroniques journalières, à égalité de temps avec celui passé vautré dans mon vieux fauteuil en cuir où je brûle mes vieux yeux à lire.
Mon budget livres fait jeu égal avec celui de mes frais de bouche, et dans les deux cas je soutiens le commerce de proximité, avec moi Amazon plierait bagage et les fourgueurs de poches à réchauffer mettraient la clé sous la porte.
Ainsi va ma vie de vacancier éternel qui s’offre, comme ça, au débotté, l’extrême volupté de lire à TABLE, en solitaire, mêlant les délices du sieur Verjus à ceux des épandeurs de mots sur le papier.
JOUIR !
« Jouir sans entraves » proclamaient les enragés de Nanterre en 68.
Lors de l’une de mes récentes moissons de livres, à peine avais-je accroché mon fidèle destrier au poteau qui fait face à la librairie Gallimard, boulevard Raspail, que mon regard fut capté par le titre d’un livre exposé en vitrine : Jouir comme une sainte et autres voluptés, de Pascal Ory.
Pascal Ory je connais ! Lu et apprécié certains de ces livres, un érudit pas chiant et cerise sur le gâteau une fine bouche…
Achat immédiat !
À la maison, dans ma tanière d’écriture, le petit livre rejoignit la pile branlante, en attente de lecture…
Et puis, c’était un mardi, en fin de matinée, le ciel jusqu’ici grisoulloux donnait des signes d’éclaircie. Sans hésiter j’enfourchais mon fidèle destrier, non sans avoir glissé dans ma sacoche le petit livre d’Ory, cap sur TABLE !
La cantine des délices du Bruno était emplie jusqu’au bec mais tout au bout du bar, là où j’aime me poser, en retrait, mon couvert fut dressé par la souriante Emilie. Même qu’elle m’apporta une moelleuse peau de mouton pour que je puisse prendre mes aises.
Mes voisins de bar étaient discrets.
Crayon de papier 8 B en main le temps de lire était venu. Du côté menu je l’illustrerai en images tout à la fin de cette chronique.
Comme toujours j’ai commencé par feuilleter et, je ne sais pourquoi, je me suis arrêté à la deuxième volupté… sans doute mon flair de vieil épagneul breton.
Page 61 : une pépite, je cite :
« Ma mère était là pour faire de moi un petit homme fier et soumis à la fois, donc un premier de classe. Abandonnée dans son jeune âge par la sienne, de mère, la trop jolie Rose, à une époque où ça ne se faisait pas pour une mère d’abandonner son enfant –, pour un père, surtout « naturel » (quelle expression !), c’était monnaie courante –, elle avait été élevée par un homme sévère qui tenait seul le ménage et que, bien entendu, elle admirait. Elle était peu portée à voir la vie en rose mais elle savait camoufler son absence d’illusion sur l’humanité ( que je me suis empressé d’adopter) derrière un sourire notoirement forcé et des tenues impeccables qui faisaient d’elle une jolie élégante de sous-préfecture. »
Ça me touche, ça me parle…
J’ai ensuite fait marche arrière pour lire la première volupté où à la page 34 j’ai goûté avec délice l’entrée en écriture de Pascal Ory. C’est jouissif !
Enfin, au dessert, j’ai expédié par sms à mon amie Isabelle mère d’un tout nouveau Augustin ce passage : « Saint Augustin, ce grand malheureux, maître de tous les puritanismes parce qu’il a été le sujet de toutes les tentations, a imaginé trois désirs condamnables : désir de jouir, désir de dominer, désir de savoir. Que tout trois réunis résument l’histoire humaine dit assez l’inhumanité d’un tel système. »
Je sais que certains d’entre vous vont me reprocher ces zigzags, cette lecture fractionné, mais pour ma défense je réponds que la forme du livre s’y prête et que, bien sûr, dans le calme de ma thurne je jouirai en solitaire, page à page, dans la plus totale volupté, du beau livre de Pascal Ory.
Peut-être une nouvelle chronique verra le jour si je trouve un bon angle…
Pour mon appétit terrestre ce fut ceci :
Poireau monstrueux de Carentan en mille-feuille. Lard de porc noir de Bigorre, coques jaune d’œuf osmosé à l’eau de mer.
Rouget grondin de l’Ile d’Yeu grillé sur peau. Laqué d’hibiscus, foie gras poêlé, chou de Pontoise, raddichio, agrumes.
Tarte aux pralines selon la recette d’Henry Connil pour Alain Chapel, crème glacée à la rose d’Ispahan et hibiscus.