Vous allez me dire qu’en ces derniers jours de l’année au lieu de dresser le palmarès des meilleures bulles, d’accorder les mets avec les grands vins que le monde nous envie, de vous conseiller sur les bons verres, sur la température de service des vins, le carafage, le boudin blanc, la poularde, la bûche et comment placer les invités à table, j’exhume de la naphtaline l’ouvrage culte de 毛泽东 Máo Zédōng.
Pour plein de mauvaises et de bonnes raisons.
La première c’est que je n’ai jamais, comme beaucoup d’anciens 68 hard, vénérer le Grand Timonier. Et pourtant, alors que je grandissais en âge et en sagesse au Bourg-Pailler, sur le transistor j’écoutais Radio Pékin. Je trouvais ça exotique cette voie métallique qui débitait des phrases longues comme des jours sans pain auxquelles je ne comprenais rien. La Chine ça ne faisait rêver, j’ai toujours été en avance (chevilles) et je pris ma plume pour demander à Radio Pékin de me trouver un correspondant chinois.
À partir de là la factrice Odette m’apportait chaque semaine de lourdes enveloppes en papier kraft frappé de l’emblème de la Chine Populaire. Mes parents n’y trouvèrent rien à redire, je continuais de servir la messe et on pouvait me donner le bon Dieu sans confession. Je ne lisais presque rien du Pékin Information et des multiples brochures rouges bien sûr de cette littérature mais je me sentais comme une sorte d’élu. Sauf que, un beau jour mon père fut alpagué par l’adjudant-chef commandant la gendarmerie de la Mothe-Achard qui s’inquiétait de savoir si le chef-lieu de canton n’abritait pas un Rouge. Mon père le rassura en lui disant qu’à 12 ans je ne menaçais pas la République. Efficacité du renseignement de proximité, de nos jours j’aurais été fiché S et assigné à résidence.
En mai 68, dans la myriade des groupuscules gauchistes, les Mao-Spontex étaient les pires. Nos contacts furent essentiellement physiques, de vraies batailles rangées.
«Les maîtres de la Chine-rouge-pour l’éternité n’aimaient pas La Cause* (ou plutôt les bureaucrates qui s’occupaient de ces affaires subalternes dans un recoin de la Cité interdite) : ils y voyaient non sans raison un ramassis d’irresponsables anarchisants susceptibles de gêner leurs négoces avec la France du président Pompe. Et ce n’était pas l’ambassade d’Angelo* qui risquait de les faire changer d’avis. Ils avaient commencé par l’expédier d’autorité chez le coiffeur, ils lui trouvaient les cheveux trop longs. Angelo avait eu beau protester, il avait dû se laisser détourer les oreilles. Puis devant le maréchal Lin Piao, le dauphin de l’époque, il avait détaillé son plan qu’il avait conçu d’établir dans le périmètre Saint-Jacques-Soufflot-Sainte-Geneviève-Saint-Germain une Commune insurrectionnelle étudiante et lycéenne défendue par les armes. Cela fait beaucoup de saints avait juste observé ce maréchal à tête de valet de comédie qui allait quelques années plus tard se désintégrer dans le ciel mongol. On avait finalement introduit Angelo, au sein d’une délégation « d’amis occidentaux», devant le Soleil rouge incarné : boudiné dans la toile kaki, ses petits pieds chaussés de vernis noirs croisés entre les dragons de bois-de-fer de son trône, le despote verruqueux portait à sa bouche, de cette petite main rose et comme bouillie qui avait si fort impressionné Malraux, d’incessantes cigarettes blondes. De l’autre il se tripotait nonchalamment la braguette. Le vieux Minotaure venait sans doute d’honorer une des lycéennes qu’il se faisait livrer »
Olivier Rolin « Tigre en papier »
* Angelo pseudo d’un mao de la GP délégué à Pékin lors d’un Congrès quelconque pour représenter les peuples soutenant la ligne chinoise contre la ligne soviétique
Histoire du petit livre rouge
Pascale NIVELLE
« Best-seller international, le petit livre rouge a été imprimé à plus d’un milliard d’exemplaires. Ce recueil de citations de Mao est rapidement devenu le manifeste de la Révolution culturelle et un objet de culte aussi bien en Chine que pour les maoïstes occidentaux.
Apparu en 1964, les Citations du président Mao Tsé-toung, bréviaire inspiré des discours ou des oeuvres du fondateur de la République populaire, est d’abord conçu comme un outil d’éducation politique pour l’armée, puis devient l’« arme spirituelle » des gardes rouges et le manuel de vie de 700 millions de Chinois. En Europe, il séduit une partie des intellectuels, les « maos » français de Mai 68, qui le rebaptisent « petit livre rouge » et en font le talisman de leur propre « révolution », ignorants les atrocités commises par le régime chinois.
Cinquante ans après le début de la Grande Révolution culturelle prolétarienne et quarante ans après la mort de Mao Zedong, la journaliste Pascale Nivelle raconte l’épopée de cette petite bible en vinyle rouge vif qui a été, de Pékin à Paris, le coeur d’une immense et folle passion collective. »
Dans ce livre passionnant je souhaite extraire, pour leur rendre hommage, l’aventure du couple Claudie et Jacques Broyelle emblématique de la mouvance maoïste française, qui travaillait comme traducteurs à mon Pékin Information.
Lui, normalien, prochinois historique, fondateur de l’UJC-ML (Union des Jeunes Communistes marxistes-léninistes)
Elle, a écrit un livre à la gloire des Chinoises émancipées, La Moitié du ciel.
« Leur boulot consiste à mettre en bon français les traductions de leurs collègues chinois pour Pékin Information.
Ils déchantent assez vite. A plupart des articles exportés sont tirés du Quotidien du Peuple, principal organe en langue de bois du Parti. Au siège du journal, raconte Jacques Broyelle, il règne « un culte quelque peu exagéré de la division du travail ». Il décrit un cycle bureaucratique kafkaïen : chaque traduction nécessite une dizaine d’opérations enchaînées les unes aux autres, sans aucune coopération entre les six ou sept personnes qui travaillent dans l’unité française. Procédé qui qui entraîne « le désintérêt absolu des travailleurs », note le normalien coincé dans la chaîne, et la « multiplication des personnes inutiles ». Tout cela, expliquera-t-il plus tard, pour produire « des articles d’une monotonie éternellement triomphaliste ».
« Les traducteurs n’ont aucune marge de manœuvre. Ils sont obligés de piocher dans un énorme fichier d’expressions toutes faites, auxquelles il ne faut pas enlever un tiret ou une majuscule. Tel le bloc « Notre Grand Dirigeant le président Mao » ou le triptyque sacré « ouvriers-paysans-soldats ».
[…]
« Même aliéné par la propagande, même anesthésié par une situation matérielle confortable qui tranche avec celle des années de militantisme parisien, et même aveuglé par sa propre foi, Broyelle a encore quelques réflexes. Un jour, il voit passer la phrase « le modernisme, le fauvisme, le rock’n’roll et le strip-tease dominent dans les pays occidentaux pour la plus grande corruption des peuples ». À envoyer tel quel à Paris et dans toute l’Afrique francophone. Cette fois, le normalien proteste, oubliant d’y mettre les formes : « cette analyse est surtout la preuve de l’ignorance du rédacteur, elle exhale un chauvinisme assez malvenu. » Que n’a-t-il dit ! L’article en question a été dicté à un quotidien chinois par Jiang Qing en personne ! On ne touche pas à madame Mao. « Ce fut une affaire d’État a raconté Jacques Broyelle en 1977, deux ans après être rentré (traumatisé) de Chine.»
Ainsi allait le monde au temps où j’étais un jeune homme monté à Paris et je ne résiste pas à vous proposer la lecture d’un texte féroce sur une figure emblématique de ces années-là :
Serge July : l'ex-gros timonier de Libé
« Pour le gouvernement des hommes, le maoïsme est un machiavélisme au nom du prolétariat ; son modèle, celui de la Révolution culturelle, consiste, comme Mao le fit en son temps, à faire tuer les uns (la vieille garde, le « Quartier Général ») par les autres (les Gardes Rouges) dans une révolte instrumentalisée ; car le timonier secret tire les marrons du feu de ces révolutions manipulées. Tu as toujours fonctionné ainsi.
Autrefois, du temps du gauchisme, tu flottais entre l’anarchisme du «Mouvement du 22 mars» fondé par Cohn-Bendit et le stalinisme maoïste, ne sachant plus duquel tu étais l’agent double au sein de l’autre. À Libération, tu n’as jamais imposé une « ligne » ; en ce sens tu n’es pas un sectaire ni un dogmatique. Plus exactement, les problèmes de ligne, de fond, t’indiffèrent. Tu cherches surtout le pouvoir ; mais pas le pouvoir qu’on acquiert par la conviction ou l’énergie mise à exprimer des idées, le pouvoir qui demeure quand toutes les idées se sont envolées. Tu n’as pas vocation de dictateur ou de chef, mais tu sais te rendre aussi nécessaire que la souche aux grenouilles qui veulent un roi ; et c’est l’exacte histoire de ta montée en puissance au sein de Libé.
Tu es une souche, plus qu’un capitaine ; tu as compté, plus que sur ton énergie, sur la fatigue des autres. Après avoir poussé les clans les uns contre les autres, les avoir éliminés l’un par l’autre, la souche s’est révélée crocodile. À force de démissionner, il n’est resté que toi. Ta durabilité, c’est d’abord de compter sur la lassitude des passions ; tu as su faire l’œil du cyclone. Et c’est ainsi que le pouvoir t’es revenu, plus que tu ne l’as conquis »
Guy Hocquenghem « Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary » publié en 1986 – l’auteur est mort 2 ans après du SIDA