- Chérie c’est pourtant bon le canard aux navets !
- Oui mais, mon petit canard adoré, avant de le cuisiner, ce canard, il faut le tuer !
- Ha ! Le canard au sang de la Tour d’argent, quel régal !
- Tu es un barbare !
« Mais, fais-la taire, fous-lui une baffe, t'as donc pas de sang, t'es donc pas un homme, qu'est-ce que t'as dans les veines ? Du jus de navet ! »
Ça c’est écrit dans un bouquin du début du XXe siècle La Maison Philibert.
Au cinéma, celui cher à Audiard, Jean Lefèvre, est l’archétype du soumis, petit maigrichon blême, chafouin, tête à claques, regard torve, queue entre les jambes, l’anti-Gabin, et c’est bien du jus de navet qui coule dans ses veines !
C'est au début du XXe siècle qu'apparaît cette expression. Elle suppose que, par opposition à un beau sang écarlate symbole de force, un sang blanc correspond à quelqu'un de complètement anémié, sans aucune vigueur.
Par extension, le courage étant parfois symbolisé par un sang bien rouge, elle désigne également un lâche, quelqu'un qui manque sérieusement de combativité et donc, indirectement, de vigueur.
Mais si le navet a survécu dans le langage populaire c’est grâce au cinéma.
Pourquoi diable ce pauvre légume, pas plus moche qu’un autre, et pas aussi fade qu’on l’affirme, il est plutôt amer, est-il devenu le symbole d'une oeuvre complètement ratée ?
Selon certains, c'est au XIIIe siècle qu'il faut remonter, puisqu'à cette époque, le mot était déjà employé au figuré pour indiquer une valeur de nullité ou minime, peut-être parce que c'était un légume extrêmement répandu et au coût très faible.
Ce sens ne s'est ensuite jamais complètement perdu « des naveaulx ! » – variante du mot navet – était au XVIe siècle une expression de refus, comme « des nèfles ! » ou notre « que dalle !»d’ « aujourd'hui, et c'est au milieu du XIXe siècle qu'un mauvais tableau est alors affublé du nom de « navet », avant que ce terme soit transposé aux pièces de théâtre et aux films.
Claude Duneton donne une autre explication qui n'est pas incompatible avec la précédente, au moins pour l'usage de la dénomination.
« À Rome, dans le jardin du Belvédère, se trouve depuis longtemps une statue antique d'Apollon, longtemps considérée comme un symbole de la perfection.
Mais à la fin du XVIIIe siècle, les jeunes artistes français qui passaient là-bas n'étaient pas complètement d'accord avec cette perception de la haute qualité de l'oeuvre et la surnommaient « le navet épluché » en raison de sa blancheur et de la forme allongée et lisse des membres sans musculature apparente.
Cette statue ayant été transférée à Paris par Napoléon en 1798 (mais elle est retournée à Rome depuis), la moquerie l'accompagna et le terme péjoratif finit par s'étendre, au milieu du XIXe, aux tableaux mal dessinés ou mal peints.
Et lorsque le cinématographe prit de l'ampleur, c'est assez naturellement que le 'navet' désigna des films bâclés, sans intérêt ou ne répondant pas aux attentes des spectateurs. »
Mais revenons un instant au canard et à son complice le navet. Le 26 novembre 2010 je titrais :
« Le Canard de Challans aux navets du Pardailhan : maraichins et languedociens réunis autour du vin. »
J’ai le goût du paradoxe. Ce matin en un raccourci saisissant je pars de la Tour d’Argent pour associer le Canard de Challans aux navets du Pardailhan. Comme vous le savez peut-être, la recette du canard au sang, qui est aujourd'hui la spécialité de La Tour d’argent, fut inventée en 1890 par Frédéric Delair. Les canards, élevés dans les marais de Challans, sont tués à huit semaines par étouffement, ce qui leur permet de garder tout leur sang. Chaque canard est numéroté et l'on remet à chaque convive une carte à signer. Challans c’est le Marais Breton, celui de la Terre qui Meurt de René Bazin, en Vendée bien sûr.
Mais tout cela n’est plus qu’un lointain souvenir depuis qu’Alain Passard a abjuré, ou presque, la viande.
Les nouveaux disciples du végétarisme s’extasient : Alain Passard : le navet s'endort sur l'oseille !
« Ce matin, place à une folie : le navet mauve primeur ! Vous allez le faire dormir sur de l'oseille rouge avec du shizo. Le mystère ? Un sautoir de 25 à 30 centimètres de diamètre. Versez un filet d'eau d'un centimètre au fond de votre casserole bien chaude, puis ajoutez un léger filet d'huile d'olive et une belle noix de beurre salé. À l'aide d'un couteau, coupez vos navets mauves primeurs en quartiers d'un demi-centimètre chacun. Jetez-les dans votre sautoir. Le truc ? Laissez de l'espace entre chaque morceau de légume afin qu'il puisse parfaitement voyager dans l'eau de cuisson. Le geste ? Mettez un sablier sur le coin du fourneau, laissez le sable s'écouler jusqu'à ce qu'il se vide totalement au bout de trois minutes.
Vos navets sont alors parfaitement cuits avec une texture fondante. Retirez le sautoir du fourneau pour calmer le feu. Disséminez des feuilles d'oseille rouge dedans. Le mouvement ? Avec une petite cuillère en plastique, remuez l'ensemble de façon à faire faner l'oseille pour qu'elle conserve sa jolie couleur. Dans une assiette creuse, répartissez harmonieusement vos quartiers de navets mauves primeurs, vos feuilles d'oseille rouge et éparpillez sur le dessus des soupçons de shizo en parade. Disséminez quelques traits d'huile d'olive et une pincée de fleur de sel. Le contraste entre l'amertume du navet, l'acidité de l'oseille et le côté floral du shizo est un mariage à trois unique. C'est splendide ! Quel régal ! Bonne table ! »
Signé : THIBAUT DANANCHER ET ANNE-SOPHIE JAHN dans le Point.
Mais que fait ce viandard de Jacques Dupont du Point ?
Nouveau changement de jurisprudence lue dans le Monde de samedi :
Alain Passard, le chef trois étoiles de L'Arpège, à Paris, propose une recette "Frankenstein" pour quatre personnes. Mi-canard, mi-poulet, l'animal est présenté entier avant d'être servi. Le cuisinier a fait le choix de la communion gastronomique pour rendre justice aux saveurs : " Un poulet cuit entier a plus de parfum et de texture que portionné, escalopé. C'est tellement plus beau, plus convivial. J'ai envie de servir une cuisine qui fume ! "
Ne riez pas, Paris est ainsi !
Le rutabaga n’est pas un navet. On trouve en France une trentaine de variétés de navets. Elles portent généralement le nom de leur localité d’origine. De formes et de couleurs variables, elles sont réparties dans trois grandes familles : variétés précoces, variétés de saison et variétés tardives.
Les variétés précoces : Récoltées de février à juin, elles donnent des navets primeurs, généralement forcés.
Le navet de Milan
Vous le reconnaîtrez à son collet rose vif à rouge violacé ainsi qu’à sa forme globuleuse et aplatie.
Navet nantais, navet de Croissy et navet des Vertus Marteau
Ces trois variétés sont toutes uniformément blanches et présentent une forme cylindrique.
Les variétés de saison : Récoltées à la fin de l’été ou au début de l’automne, ces variétés ont en commun leur forme bien arrondie.
À cette période de l’année, le navet de Norfolk et le Tokyo F1 se font remarquer : ils sont tout blancs !
Racine à collet violet, le navet de Nancy est apprécié pour sa chair fine.
Comme son nom l’indique, le navet jaune boule d’or brille par sa teinte jaune pâle. Sa chair est légèrement sucrée.
Les variétés tardives : Récoltées en arrière-saison, elles arrivent sur les étals à la fin de l’automne, voire au début de l’hiver.
Vous trouverez donc en cette période le navet blanc globe à collet violet et le blanc dur d’hiver. Cette dernière variété rustique, en forme de toupie blanche, peut rester en terre jusqu’en décembre.
Reste la question rituelle : que boire avec le navet ?
Je la pose aux 2 compères du Point : Olivier Bompas et Jacques Dupont.
Avant de recevoir leur réponse par retour du courrier j’ai consulté mon gros pote Google et j’ai bien sûr trouvé la réponse dans le Figaro sous la plume du stakhanoviste des accords mets&vins Enrico Bernardo.
Panais, navet... tous ces légumes qu'on dit "oubliés" font un retour en force sur les étals… avant d’apprendre à les cuisiner, découvrez surtout avec quels vins les accorder !
« Panais, navet... tous ces légumes qu'on dit "oubliés" font un retour en force sur les étals et sur les cartes étoilées. Même le terrible topinambour, pourtant toujours bien présent dans le légendaire familial, est en voie de réhabilitation. Presque tous peuvent se déguster d'une infinité de manières : crus en salade, cuits en potages, en purées, en ragoûts, voire en frites (le navet). Au Portugal, on se régale même des grelos, les fanes et les fleurs de rutabaga, cuites avec le riz. Les sensations dominantes sont toujours à peu près les mêmes : une vraie persistance gustative, un bouquet intense, du salé, de l'amertume et une mâche consistante. Le mariage se fera avec des bordeaux d'une dizaine d'années, mais pour ne pas brusquer cette sortie de l'ombre je choisirais plutôt les seconds vins de grands châteaux.
À Pessac-Léognan, le Château Haut-Bailly produit un vin extraordinaire, très élégant, raffiné, au nez de mûre et de cerise, la bouche est caressante et subtile, longue et intense. Son second vin, La Parde de Haut-Bailly, plus discret dans l'émotion, est de surcroît d'un rapport prix/plaisir absolument remarquable. Dans la même appellation, La Chapelle de Haut-Brion (second vin du Château La Mission Haut-Brion) saura arrondir l'amertume des légumes et alléger leur mâche. En Médoc, sur les terres de Saint-Julien, la Croix de Beaucaillou, second vin du Château Ducru-Beaucaillou, sera lui aussi un complice parfait pour remettre dans la lumière ces légumes oubliés. »
Étonnant, ne trouvez-vous pas !
Ça ne m’aurait même pas effleuré l’esprit et après ça on parle de Bordeaux bashing alors qu’il y a de bons petits gars qui s’y collent pour la beauté du geste, ou presque…