Le 9 février 1998, au palais Lantivy, siège de la préfecture de Corse-du-Sud, devant un parterre de journalistes et d’officiels, le Ministre de l’Intérieur du gouvernement de Lionel Jospin (en cohabitation avec Jacques Chirac Président de la République), Jean-Pierre Chevènement intronise le Préfet Bonnet.
« C’est l’homme qu’il faut à l’endroit où il faut. » déclare-t-il.
Rappelons que la Corse traverse alors une crise majeure, trois jours avant, le Préfet Érignac a été assassiné en pleine rue à Ajaccio alors qu’il se rendait au théâtre à pied sans escorte. Les Corses sont descendus par milliers dans la rue pour demander au gouvernement de reprendre la situation en main.
Le Président Chirac avait déclaré « Nous ne laisserons pas le crime et le non-droit s’installer en Corse. »
« Bernard Bonnet déclare ouvertement sa volonté de rétablir l’état de Droit et il a carte blanche de Paris. Il lance un combat contre les nationalistes, utilisant notamment l’article 40 du Code de Procédure Pénale qui lui permet de dénoncer à la justice tous les actes répréhensibles dont il est informé.
Le Préfet demande les moyens de sa politique. Le Groupement de Pelotons de Sécurité, Le GPS, voit le jour sous l’autorité du colonel Mazères, grand patron des gendarmes en Corse-du-Sud. Créée le 2 juin 1998, cette unité d’élite de 95 officiers et sous-officiers, rompus aux techniques des commandos, est opérationnelle à partir de septembre.
Ses missions : maintien de l’ordre, protection des personnalités, renseignement, interventions discrètes et lutte antiterroriste. »
Le 3 mai 1999, en début de soirée, une foule compacte se presse devant les grilles de la préfecture de Corse-du-Sud, à Ajaccio. Le jeune juge Camberou, chargé de l’instruction de l’incendie criminel de la paillotte Chez Francis, intervenu, la nuit du 19 avril 1999, se prépare à partir perquisitionner les bureaux du Préfet de Région, Bernard Bonnet, et de Gérard Pardini son directeur de cabinet, entouré de ses deux collègues de l’instruction, de leurs greffiers et du procureur Jacques Dallest et de son substitut Philippe Toccanier. Il a décidé de le placer en garde-à-vue.
Lorsqu’il ressort de la Préfecture, à 3 heures du matin, en compagnie du Préfet Bonnet, celui-ci la foule furieuse lui hurle dessus. Le juge Camberou a l’impression qu’il est aussi visé. Il s’interroge « je viens de placer en garde à vue le préfet et son directeur de cabinet dans une région qui n’est pas connue pour sa stabilité, où le nationalisme monte en flèche. Et moi, j’arrache à son poste la plus haute autorité de l’État après avoir neutralisé le commandement de la gendarmerie corse. Par ce choix ne vais-je pas contribuer à l’effondrement de la Corse ou contrarier le rétablissement de l’état de Droit ? Comment les Corses vont-ils pouvoir faire confiance en l’État ? »
Ayant suivi, pour le compte du Ministre de l’Agriculture, sous le gouvernement de Michel Rocard, le dossier de l’agriculture corse, j’ai effectué des déplacements réguliers, au moins une fois par mois, en Corse. J’étais hébergé par le Préfet au palais Lantivy.
Je connaissais bien Claude Érignac, il était préfet du Gers lorsque Michel Rocard était Ministre de l’Agriculture, et nous avions sympathisés un soir en dégustant de beaux Armagnac. Il fut ensuite mon collègue, directeur du cabinet du Ministre de la Coopération sous le gouvernement Rocard.
Je n’ai jamais croisé le Préfet Bonnet, mais lors de ma mission de médiation dans les Pyrénées-Orientales, il venait tout juste de quitter son poste à Perpignan où il avait laissé un souvenir plus que mitigé. Un de mes interlocuteurs, grand notable de droite, me dit un jour « C’est un fou furieux ! »
La filière PO n’est pas à négliger dans ce dossier où l’on a retenu les noms du préfet Bonnet, de son directeur de cabinet Pardini, du patron des gendarmes, le colonel Mazères, mais on passe sous silence un maillon essentiel, le lieutenant-colonel Cavalier.
J’ai suivi cette affaire de très près et son issue ne m’a du tout surpris.
« Officier atypique, connu pour son franc-parler, le lieutenant-colonel Cavalier est arrivé en Corse « dans les bagages de Bernard Bonnet ». Les deux hommes avaient appris à s'apprécier dans les Pyrénées-Orientales. L'un préfet, l'autre commandant du groupement départemental de la gendarmerie. La hiérarchie parisienne de la gendarmerie n'a pas vu - c'est un euphémisme - d'un très bon oeil l'arrivée de Bertrand Cavalier dans le guêpier corse au lendemain de l'assassinat, le 6 février 1998, du préfet Claude Erignac. Bertrand Cavalier circule dans une voiture aux vitres opaques. Il est en civil et jouit du titre énigmatique de chargé de mission.
Le mouton noir
En guise de contre-pouvoir, la direction de la gendarmerie nomme alors le colonel Henri Mazères à la tête de la légion et prie le lieutenant-colonel Cavalier de rejoindre le rang, au poste de chef d'état-major. Le colonel Mazères est un homme du sérail. Informaticien, à la chaleur toute landaise, il remet vite au pas celui qu'il soupçonne d'être un mouton noir. « Malgré la loyauté affichée du lieutenant-colonel Bertrand Cavalier, les relations entre les deux hommes ne cessent de se dégrader », se souvient un gendarme.
Et puis, retournement de situation. Selon un fin connaisseur insulaire du dossier, « le préfet et le colonel Mazères, qui se détestaient cordialement lors des premiers mois de leur travail en commun, en sont venus à nouer des relations intimes. Ils se promenaient ensemble en fin de semaine, protégés par leurs escortes respectives. Il leur arrivait même de faire du bateau ensemble. Ils étaient devenus inséparables, d'une complicité inenvisageable. Privé de Cavalier, Bonnet a instrumentalisé Mazères ». A en croire les déclarations de Bertrand Cavalier, les deux hommes, victimes de leur isolement insulaire, étaient dans les dispositions d'esprit propices à monter une opération tordue comme celle de la plage de Cala d'Orzu. »
Qui était le juge Patrice Camberou au moment des faits ?
Avec son épouse, Danielle Salducci, juge elle aussi, fraîchement diplômés, ils sont nommés en Corse à l’été 1996.
Son épouse est nommée juge d’instruction à Ajaccio alors que lui est juge placé : itinérant. Il sillonne donc l’île : Corte, Bastia, Porto-Vecchio… Il multiplie les postes et les fonctions, travaille à Sartène quand le tribunal est visé par un attentat revendiqué par les nationalistes. Il découvre que certains Corses considèrent les magistrats comme des représentants d’une justice coloniale.
En avril 1999, il remplace son épouse enceinte.
C’est donc un novice, époux d’une Corse, qui va se retrouver à la tête de l’instruction d’un dossier qui va faire vaciller le gouvernement de l’intègre et austère Lionel Jospin. ( deux personnes suivent le dossier Corse à Matignon, Clotilde Valter et Alain Chrisnacht que j’ai côtoyé au temps de Rocard à Matignon)
Sous le feu corse. L'enquête du juge des paillotes
C’est un document exceptionnel à lire absolument !
Récit de Patrice Camberou et François Pottier. Dessins de Daniel Blancou
Illustrations de Daniel Blancou
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Depuis 2004, après un pourvoi en Cassation, l’affaire est définitivement close, donnant ainsi une vérité judiciaire sur laquelle ce sont basés les auteurs.
Le 11 janvier 2002, le tribunal correctionnel d’Ajaccio condamne Bernard Bonnet à 3 ans de prison dont 2 avec sursis et 3 ans de privation de droits civiques. Pour Mazères et Pardini, 30 mois de prison, dont 6 mois ferme.
Les 3 font appel et la Cour d’appel de Bastia confirme les peines.
Dernier détail pour sourire, Bernard Bonnet a changé souvent d’avocat : il a commencé par Me Kiejman pour finir avec Jacques Vergès.