En 2001, lui le grand rôtisseur, prend un virage à 180° qui surprend le petit monde caquetant des critiques de haute-cuisine, Alain Passard, tel St Paul sur le chemin de Damas s’est converti « je travaille les découpes, je décortique, je cuis, j’assaisonne, je braise, je flambe : tout mon savoir se reporte sur les légumes.. » déclare-t-il.
Un fondu de légumes :
« Betterave au cacao rehaussé d’un vinaigre de Banyuls ; radis green meat luisant sous un glacis de beurre salé et escorté de tomates vertes confites ; tagliatelles de navets boules d’or dans une émulsion de moutarde ; composition Arlequin bigarrée avec courgette blanche de Virginie, radis radis, navet atlantic, carotte purple haze. Un dessert aussi : soufflé de topinambours à la vanille et au chocolat… »
Comme notre homme est un perfectionniste il achète en 2002 un potager à l’abandon, à Fillé-sur-Sarthe, car il veut « faire du légume grand cru. Je veux – dit-il, – qu’on parle de la carotte comme du chardonnay… ». Ce sera le premier d’une série qui en comporte actuellement 3, le second se situant dans l’Eure et le 3è dans la baie du Mont Saint Michel : 3 endroits, 3 terroirs, 3 climats pour des légumes au top de leur forme !
Et puis vint Alain Ducasse, nouveau «Roi Légumes» qui pour sa réouverture au Plaza Athénée, s'approvisionne dans le Jardin de la Reine de Trianon, géré par Alain Baraton… Endives, carottes, concombre, tomates, navets, artichauts, courges, choux, betterave, haricots, navets, radis... Les pépinières de Louis XV, à deux pas du Petit Trianon de Versailles ont repris du service. À l'occasion de la réouverture de sa table au Plaza Athénée, le jardin et le Hameau de la Reine fournissent en exclusivité Alain Ducasse en fruits et légumes bio.
La nouvelle carte fait la part belle au triptyque poisson, légumes, céréales.
«Trouver la bonne maturité, le bon assaisonnement, la bonne cuisson pour magnifier ces légumes.» «On cuisine ce qui nous est apporté, on ne commande rien. On va faire avec ce qu'on a» explique Alain Ducasse, soulignant l'importance pour les cuisiniers de faire une gastronomie responsable, précautionneuse des ressources de notre planète.
- On peut dire que les légumes ont fait un long voyage depuis votre apprentissage…
Joël ROBUCHON - On les considérait comme une garniture. On retirait même ce qu'il y avait de plus intéressant, de meilleur. On réalisait alors ce qu'on appelait des légumes «tournés». C'était presque ma spécialité: les tailler en sept côtés égaux comme un ballon de rugby: carottes, pommes de terre, navets… Le répertoire s'arrêtait là avec les champignons, les choux, les haricots verts et les épinards, trop cuits, que nous rafraîchissions dans beaucoup trop d'eau glacée.
Mon constat est simple. C'est maintenant que se jouent les dix prochaines années. Elles s'appuieront sur la santé, et en cela, la cuisine végétarienne sera l'un des axes de cette évolution. Je veux être là. Voilà pourquoi, malgré l'avis de mes proches collaborateurs, j'ai décidé d'ouvrir un Atelier à Bombay à la fin de l'année. J'ai besoin d'apprendre leur cuisine et de suivre leur talent pour jouer avec les légumes et les épices. On n'imagine pas combien un simple plat de lentilles, de pois chiches, de courgettes ou de soja peut être grand… Aujourd'hui, je suis un apprenti, je recommence à zéro. »
La foi du nouveau converti fait plaisir à voir, mieux vaut tard que jamais. Cependant ce bel élan main sur le cœur qui touche la haute-cuisine comme les petits génies du fooding, va-t-il par effet d’exemplarité « contaminer » l’assiette de monsieur et madame Tout-le monde ?
J’en doute car ce petit monde fort occupé au développement de leur biseness et de l’entretien de leur image commerciale n’est guère en prise avec le grand public placé sous la férule des géants de l’agro-alimentaire et leurs donneurs d’ordre de la Grande Distribution.
La démocratisation des légumes goûteux n’est pas pour demain, le respect de la saisonnalité, la gestion du temps, le respect des contraintes liées à ce mode de culture, ne s’accommodent guère à la fois aux exigences de la distribution de masse et au peu d’intérêt d’une grande part des consommateurs adeptes tu tout près, vite fait, pas cher.
Qui vivra verra mais les bons sentiments ne font jamais une bonne politique.
Alors face à cette mise sur le pavois de la haute cuisine des humbles légumes je me suis posé la question : quand les légumes ont-ils connu des heures de gloire ?
Florilège
« Grâce aux Médicis, l’Italie apporte quelques nouveautés dans les assiettes françaises – essentiellement des légumes et des fruits, tels l’artichaut ou le melon […]
« L’introduction des produits d’Amérique dans les menus européens à longtemps été présentée comme une révolution culinaire. Les faits nuancent largement cette affirmation. Oui, le haricot, la tomate, le maïs et, plus tard, la pomme de terre enrichissent la palette des goûts et des saveurs. Mais rien dans la manière de les préparer ne les distingue encore des traditionnels choux, navets et poireaux […]
« À l’époque d’Henri IV, l’asperge se déguste pour elle-même : c’est lapremière fois, à la cour, qu’un légume devient un plat à lui tout seul […]
« La qualité des ingrédients, leur bonne conservation deviennent des priorités dans les cuisines. Cela explique aussi la désaffection progressive des épices, dont les vertus antiseptiques sont moins utiles. Les légumes jouissent d’une considération équivalente à celle des viandes et des poissons […]
« À la Renaissance les légumes n’ont pas une place de choix dans la cuisine. Ce qui caractérise une table riche et raffinée, ce sont par-dessus tout les pièces de gibier. La cour de François 1er se place dans la lignée des tables médiévales. Panais, carottes et poireaux caractérisent les repas des jours maigres – le vendredi et le samedi ou pendant le carême et l’avent. Ils accompagnent les poissons et les rares viandes que l’Église autorise en ces jours de jeûne. Avec les pois secs, les fèves, les choux, on ne les cuisine qu’au pot : les légumes sont placés dans des marmites et cuisent longuement au coin de la cheminée, formant soupes et potées. Ce mode de cuisson lent explique le succès immédiat du haricot, arrivé d’Amérique, puisqu’il se prête tout à fait à ces préparations. La plupart des légumes venus du Nouveau Monde ont d’ailleurs un succès fort modeste. On estime que le maïs et la pomme de terre sont tout juste bons à nourrir les animaux. Le topinambour et la tomate, nommée « pomme d’amour », ne trouvent pas place à la table du roi.
« Sous Henri II et pendant toute la seconde moitié du XVIe siècle, certains légumes s’imposent cependant comme des aliments de choix. Introduits en France depuis l’Italie, l’artichaut puis le chou-fleur connaissent une véritable popularité. On importe même de Chypre les graines de ce dernier, qui s’acclimate bien dans les terres françaises. Un produit cependant se détache nettement du lot : l’asperge. Connue dès la fin du XVe siècle, elle est particulièrement prisée d’Henri IV, qui vante ses « pointes d’amour ». Le jeune Louis XIII en mange tous les jours au printemps, comme nous l’indique le journal de son médecin Héroard.
À partir du milieu du XVIIe siècle, les légumes ne sont plus considérés de la même façon. François Pierre de La Varenne, cuisinier du marquis d’Uxelles, publie en 1651 un ouvrage fondamental pour expliquer ce changement des goûts : Le Cuisinier françois. La traditionnelle cuisson au pot est peu à peu délaissée au profit de préparations plus raffinées, les légumes sont cuisinés pour ce qu’ils sont, et un plus grand soin est apporté à sublimer leurs parfums. »
« Que le potage aux choux sente entièrement le chou ; aux poireaux le poireau ; aux navets le navet […] et vous verrez que vos maîtres s’en porteront mieux. »
Nicolas de Bonnefons, agronome et valet de Louis XIV dans les Délices de la campagne.
« Louis XIV est le premier roi à avoir développé une vraie passion pour les légumes. Il adore les petits pois et les brocolis. Sous son règne s’organise le potager du roi, que le souverain confie à un agronome de génie, Jean de La Quintinie […]
« En 1660, revenant d’un voyage en Italie, le sieur Audiger, officier de bouche de la comtesse de Soissons, présente un cageot de petits pois verts dans leurs cosses à Louis XIV. Le roi en raffole : le petit pois trône parmi les légumes royaux.
« Mais le seul potager du roi ne suffit pas à fournir les tables des élites, puis les tables bourgeoises qui réclament de plus en plus de verdure. Des grainetiers, dont le plus célèbre est sans conteste Philippe Lévêque de Vilmorin, sélectionnent les meilleures variétés. En fonction des terroirs, les maraîchers des environs de Paris et de Versailles se spécialisent. Aux Halles de Paris, sous le Second Empire, on trouvera les haricots d’Arpajon, les asperges d’Argenteuil, les choux de Pontoise, les potirons d’Étampes et les pommes de terre de Fontenay… »
« L’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé et la joie d’en manger encore sont les trois points que nos princes traitent depuis quelques jours. Il y a bien des dames qui, après avoir soupé chez le roi, trouvent des pois chez elles pour manger avant de se coucher, au risque d’une indigestion. C’est une mode… c’est une fureur. »
Madame de Sévigné
SOURCE : PALAIS ROYAL À la Table des Rois Alain Cantau, Frédéric Manfrin et Dominique Wibault