En ce 14 juillet, fête nationale, où dans les bals de quartiers, aux terrasses, le bon peuple en goguette va descendre de nombreux bocks de bière je veux ici m’élever contre l’horreur de leur uniformisation du fait de la domination des quelques grands brasseurs et de leurs sinistres alliés les distributeurs. Quant aux bistrotiers y z’en ont rien à péter !
Ras-le-bol de ce pipi de chat infâme qui donne soif !
Plus de choix !
Le plaisir sacrifié au pognon roi, c’est la Bérézina…
À côté des mammouths fleurissent des nouvelles bières artisanales sympathiques et parfois bonnes mais à des prix un peu lourds dans des bars branchés.
Le populo qui danse encore le tango au bal musette est orphelin du bock sans faux-col*
* « La bière pression ne doit pas se tirer en une fois mais en plusieurs fois, car ainsi la partie de la mousse blanche qui se trouve au contact de l'air durcit et devient suffisamment solide pour emprisonner la mousse plus tendre que génère les tirages successifs. La bière peut alors monter plus haut dans le bock et atteindre la contenance de 25 ou 33 cl ou plus sans difficulté. Le bistro qui pratique « le vrai col » ne vous a pas trompé sur la contenance.
Aujourd'hui, dans les bars, on tire la bière en une fois. On veille à ce que la mousse arrive au ras du bord du verre. On vous la sert directement en coupant même la mousse qui déborde. Le barman gagne ainsi 2 cl de bière par verre de 25 cl. Ainsi, sur un tonneau de 50 litres, il peut gagner 8 cl par litre de bière soit 8x50=400 cl soit 16 verres sur un tonneau. C'est le principe du « faux col ».
C’est dit mais pour ne pas rester sur une mauvaise note je vous offre, pour vous rafraîchir les neurones, une nouvelle de Guy de Maupassant : « Garçon, un bock ! »
Dans sa présentation d’un petit recueil regroupant 3 nouvelles parisiennes, 3 normandes et 2 récits Marie-Claire Bancquart écrit « Maupassant, profondément Normand, devenu Parisien bon connaisseur des spectacles et des mœurs de la capitale. Dans « Garçon, un bock ! », paru un 1er janvier, il se présente en quelque sorte à lui-même de bien curieuses étrennes, en dépeignant, dans le personnage du « bockeur » Des Barrets, celui qu’il aurait pu être. Personnage typique de l’époque, ce « bockeur », l’habitué des brasseries qui se sont multipliées après la guerre de 1870 dans les quartiers animés de la capitale, où se trouvent banques, journaux, grands restaurants. Mais Des Barrets s’est installé dans cette animation que pour se fuir, sachant qu’on peut au milieu d’elle demeurer inconnu, s’isoler complètement, et parvenir à ce « tous les jours c’est la même chose » qui fait oublier la vie. »
Maupassant a écrit « Je suis une espèce d’instrument à sensations. J’aime la chair des femmes, du même amour que j’aime l’herbe, les rivières, la mer. »
Guy de Maupassant : Garçon, un bock !... Texte publié dans Gil Blas du 1er janvier 1884, puis publié dans le recueil Miss Harriet.
Pourquoi suis-je entré, ce soir-là, dans cette brasserie ? Je n'en sais rien. Il faisait froid. Une fine pluie, une poussière d'eau voltigeait, voilait les becs de gaz d'une brume transparente, faisait luire les trottoirs que traversaient les lueurs des devantures, éclairant la boue humide et les pieds sales des passants.
Je n'allais nulle part. Je marchais un peu après dîner. Je passai le Crédit Lyonnais, la rue Vivienne, d'autres rues encore. J'aperçus soudain une grande brasserie à moitié pleine. J'entrai, sans aucune raison. Je n'avais pas soif.
D'un coup d'œil, je cherchai une place où je ne serais point trop serré, et j'allai m'asseoir à côté d'un homme qui me parut vieux et qui fumait une pipe de deux sous, en terre, noire comme du charbon. Six ou huit soucoupes de verre, empilées sur la table devant lui, indiquaient le nombre de bocks qu'il avait absorbés déjà. Je n'examinai pas mon voisin. D'un coup d'Oil j'avais reconnu un bockeur, un de ces habitués de brasserie qui arrivent le matin, quand on ouvre, et s'en vont le soir, quand on ferme. Il était sale, chauve du milieu du crâne, tandis que de longs cheveux gras, poivre et sel, tombaient sur le col de sa redingote. Ses habits trop larges semblaient avoir été faits au temps où il avait du ventre. On devinait que le pantalon ne tenait guère et que cet homme ne pouvait faire dix pas sans rajuster et retenir ce vêtement mal attaché. Avait-il un gilet ? La seule pensée des bottines et de ce qu'elles enfermaient me terrifia. Les manchettes effiloquées étaient complètement noires du bord, comme les ongles.
Dès que je fus assis à son côté, ce personnage me dit d'une voix tranquille : « Tu vas bien ? »
Je me tournai vers lui d'une secousse et je le dévisageai. Il reprit : « Tu ne me reconnais pas ?
- Non !
- Des Barrets.
Je fus stupéfait. C'était le comte Jean des Barrets, mon ancien camarade de collège.
Je lui serrai la main, tellement interdit que je ne trouvai rien à dire.
Enfin, je balbutiai : « Et toi, tu vas bien ? »
il répondit placidement : « Moi, comme je peux. »
Il se tut, je voulus être aimable, je cherchai une phrase : « Et... qu'est-ce que tu fais ? »
Il répliqua avec résignation : « Tu vois. »
Je me sentis rougir. J'insistai : « Mais tous les jours ? »
Il prononça, en soufflant d'épaisses bouffées de fumée : « Tous les jours c'est la même chose. »
Puis, tapant sur le marbre de la table avec un sou qui traînait, il s'écria : « Garçon, deux bocks ! »
Lire aussi
Bière des villes, bière des champs : Pilsner Urquell et Piétra