Eugène Saccomano, le journaliste sportif qui préfère Giono à Zidane. ICI
Ça c’est un titre qui fait le buzz !
(©REAU ALEXIS/SIPA
A 77 ans, (ndlr il en a 80 aujourd’hui) Sacco consacre un petit essai bienvenu à l’auteur des «Vraies richesses» et de «Recherche de la pureté», qu’il a bien raison de considérer comme un de nos plus grands écrivains. Il le lit en boucle pendant que sa femme regarde des «couillonnades à la télévision». Il l’a toujours aimé. Plus que Pagnol.
« Au début, bien que Marseillais, j’étais très anti-Pagnol. J’ai modulé mon jugement parce qu’il a fait de jolis livres et des films très bien, mais c’est un grand voleur sympathique. Il a beaucoup piqué à Giono. ‘‘La Femme du boulanger’’, c’est une séquence de ‘‘Jean le Bleu’’. D’ailleurs, ils ont eu des procès tous les deux. En fait ils n’ont jamais été vraiment fâchés. Tant mieux. »
Collabo, Giono ?
Son livre évoque brièvement ce derby provençal. Mais Sacco y refait surtout le match qui, à la Libération, a opposé l’écrivain de «Refus d’obéissance» à certains chantres de la France Libre. Il avait quelques erreurs d’arbitrage à contester. En repassant au ralenti les actions du libéro de Manosque, il tenait à arracher le maillot de collabo qui lui colle à la peau :
Le vrai problème avec Giono, c’est qu’il s’en foutait : il ne voulait ni les Allemands, ni les Américains, ni personne. Lui, c’était : "tout ça ne m’intéresse pas".
Pour le comprendre, il faut lire "Recherche de la pureté", un texte fantastique qui sert de préface aux "Carnets" de Lucien Jacques. Il raconte comment, dans un bataillon qui a refusé de monter au front, en 1917, les types ont été fusillés. Il a vécu tout ça, Giono...
Alors évidemment, son refus de choisir ouvertement un camp sous l'Occupation, ça prête à différentes interprétations. Mais au moins, s’il n’est pas un résistant au sens propre du terme, il n’est ni facho, ni pro-allemand.
Aragon a été terrible avec lui à la Libération. Il y a des faits, tout de même ! Giono a autorisé le premier maquis armé des Basses-Alpes à s’installer dans la ferme des Graves.
Il y a aussi les gens qu’il sauve et abrite chez lui: son beau-frère communiste qu’il héberge au nez des Allemands, la femme de Max Ernst dont il paie l’hospitalisation, des juifs comme Jan Meyerowitz, Jean Malaquais et les sœurs Fradisse qu’il sauve de la Gestapo.
« L’auteur bien connu d’Un Hussard sur le toit ne fut pas qu’un romancier de la paysannerie ou de la vie pastorale : il fut aussi un penseur, « un penseur qu’on ignore volontairement pour toutes sortes de raisons », affirme E. Schaelchli qui considère que Giono, finalement, « a le malheur d’être à la fois trop bien et très mal connu »
Mais en 1943, en dépit d’un dernier essai contre la fatalité de la guerre (Triomphe de la vie), Giono décide de déserter le combat et la réflexion théorique : le divorce entre l’homme d’imagination et l’histoire est consommé, même si cette dernière le rattrape. Car, avec le thème du «retour à la terre», la propagande – vichyste notamment – s’empare de l’écrivain. Bête noire du Comité des écrivains de la Résistance (depuis son retournement contre Staline en 1935), emprisonné en 1944 et interdit de publier pendant quatre ans, son nom est resté attaché au rêve supposé passéiste d’une paysannerie heureuse et libre, synonyme pour certains d’une nostalgie malsaine. Ne daignant se défendre, Giono mourut le 6 octobre 1970, soit quelques mois avant les évènements du Larzac (1972) qui verront, d’une certaine manière, son rêve se réaliser : d’authentiques paysans qui, soucieux de faire marcher leurs petites exploitations, lutteront pour conserver leurs terres face à une décision expropriatrice de l’État. La lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix (1938) deviendra un véritable manifeste politique.
Je vous écris cette lettre surtout pour mettre vos tourments en face des délices de la pauvreté. Il y a une mesure de l’homme à laquelle il faut constamment répondre.
Le chou bouilli dans une simple eau salée donne une soupe claire qui ne contente pas totalement. Si c’est tout ce que l’on a à manger, on est obligé d’imaginer le surplus ou de se fabriquer des raisons de contentement ; chaque fois, au détriment des vraies raisons de vivre. Un jarret de porc salé dans la soupe de chou blanc commence à fournir déjà assez de matière. Surtout si c’est un jarret un peu rose, avec d’onctueuses petites mottes de gluant dans les jointures. Quelques pommes de terre fournissent à la soupe une épaisseur qui non seulement satisfait l’appétit mais encore permet au goût de rester plus longtemps sur la langue. Nous ne sommes pas loin de la perfection. Peut-être un petit morceau de lard maigre. Et si nous voulons pousser cette perfection jusqu’à ses limites les plus extrêmes, de quoi contenter l’homme le plus aristocrate, quelques carottes, un poireau, deux coques d’oignons, trois grains de genièvre, composeront à notre pauvreté les plus riches arrière-goûts, presque des aliments de rêve ; une possession de grands civilisés. La civilisation c’est la possession du monde ; l’art d’en jouir; c’est une union avec le monde de plus en plus intime où des couteaux très aiguisés tranchent en de brusques joies vos veines et vos artères pour en aboucher la coupure aux veines et aux artères du monde et vous mélanger avec lui. Au moment où elle a la plus belle fumée, versez la soupe dans vos assiettes creuses, sur des tranches de pain de ménage légèrement rôties. Les paysans du monde entier savent faire sept mille sortes de saucisses. C’est être riche que de les posséder toutes dans son saloir. Mais il est impossible de les mettre toutes dans votre soupe ; même pas en petites rondelles: ce ne serait pas bon. Et même si ce devait être bon, au bout de tout le trafic qu’il vous faudrait mener pour les dépendre et en couper des morceaux, vous auriez perdu l’appétit sans lequel rien ne compte. Il est donc inutile de travailler à les posséder toutes.
La pauvreté, c’est l’état de mesure. Tout est à la portée de vos mains. Vivre est facile. Vous n’avez à en demander la permission à personne. L’état est une construction de règles qui créent artificiellement la permission de vivre et donnent à certains hommes le droit d’en disposer. En vérité, nul n’a le droit de disposer de la vie d’un homme. Donner sa vie à l’État c’est sacrifier le naturel à l’artificiel. C’est pourquoi il faut toujours qu’on vous y oblige. Un État, s’il est supérieurement savant en mensonge pourra peut-être réussir une mobilisation générale sans gendarmes, mais je le défie de poursuivre une guerre sans gendarmes car, plus la guerre dure, plus les lois naturelles de l’homme s’insurgent contre les lois artificielles de l’État. La force de l’État c’est sa monnaie. La monnaie donne à l’État la force des droits sur votre vie. Mais c’est vous qui donnez la force à la monnaie ; en acceptant de vous en servir. Or, vous êtes humainement libre de ne pas vous en servir: votre travail produit tout ce qui est directement nécessaire à la vie. Vous pouvez manger sans monnaie, être à l’abri sans monnaie, assurer tous les avenirs sans monnaie, continuer la civilisation de l’homme sans monnaie. Il vous suffit donc de vouloir pour être les maîtres de l’État. Ce que le social appelle la pauvreté est pour vous la mesure. Vous êtes les derniers actuellement à pouvoir vivre noblement avec elle. Et cela vous donne une telle puissance que si vous acceptez enfin de vivre dans la mesure de l’homme, tout autour de vous prendra la mesure de l’homme. L’État deviendra ce qu’il doit être, notre serviteur et non notre maître. Vous aurez délivré le monde sans batailles. Vous aurez changé tout le sens de l’humanité, vous lui aurez donné plus de liberté, plus de joie, plus de vérité, que n’ont jamais pu lui donner toutes les révolutions de tous les temps mises ensemble.
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