« Le secret de la friture de paranza, c’est de savoir choisir les petits poissons : ils doivent trouver leur place parmi les autres. Si on a une arête d’anchois coincée entre les dents, ça veut dire qu’on en a pris des trop grands. Si on reconnaît le calamar, il est trop gros et ce n’est plus une friture de paranza : c’est un mélange de ce qu’on a pêché. Dans une vraie friture de poissons, on mastique tout sans rien identifier. La friture de paranza se fait avec les restes, c’est l’ensemble qui donne la saveur. Mais il faut savoir la paner, avec la bonne farine, puis c’est la friture qui fait le plat. Arriver au goût qu’on recherche est une bataille qu’on livre avec le métal de la poêle, avec les olives pressées à chaud, avec l’huile, la qualité du blé, la farine, les poissons et l’eau de mer. On a gagné quand tout est en équilibre parfait, que la paranza a une seule et même saveur en bouche.
La paranza finit aussitôt, elle naît et elle meurt. Frire et manger. Elle doit être chaude, comme la mer est chaude quand on l’a pêché de nuit. Une fois qu’on a remonté les filets dans le bateau, il reste sur le fond ces minuscules bestioles mêlées à la masse des poissons, des soles qui n’ont pas grandi, des merluchons qui n’ont pas assez nagé. Le poisson est vendu et ils sont au fond de la boîte, parmi les morceaux de glace fondue. Seuls, ils n’ont aucune valeur, mais dans un cornet en papier, l’ensemble est délicieux. Dans la mer ils n’étaient rien, dans le filet non plus, ils ne pesaient rien dans la balance. Mais dans l’assiette il constitue un plat à part entière. En bouche, tout est broyé ensemble. Ensemble au fond de la mer, ensemble dans le filet, panés ensemble, dans l’huile ensemble, ensemble sous la dent et dans le même goût – un seul, le goût de la paranza. Mais une fois dans l’assiette, le temps pour manger est très court : en refroidissant, la friture se détache du poisson. Le plat devient cadavre.
La naissance dans la mer est rapide. Rapide la pêche, rapide la friture, rapide entre les dents et rapide le plaisir. »
« Dans le jargon de la Camorra, "paranza" désigne un groupe criminel, mais ce terme a des origines maritimes et désigne de petits bateaux de pêche qui tirent par paires les filets dans des eaux peu profondes, où ils pêchent en particulier des petits poissons pour la friture de paranza. L'expression "paranza dei bambini" désigne la batterie de feu, mais renvoie également avec une certaine loyauté l'image du poisson si petit qu'il ne peut être cuit que frit: piscitiell ', tout comme ces enfants.
Choderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons Dangereuses, servi la Révolution puis Bonaparte, un artilleur comme lu. Laclos l’admirait, et le premier consul le « pistonna » comme général de brigade, contre l’avis de l’administration.
Laclos s’était rendu en 1803 à Tarente pour renforcer les fortifications de toute la mer Ionienne. Il s’agissait alors de préparer la lutte contre les Anglais qui refusaient de quitter Malte, alors même qu’ils s’y étaient engagés par la paix d’Amiens.
Le mauvais climat de Tarente, alors terre de malaria, ne lui laissa pas le temps (ndlr. d’écrire un nouveau roman). Il était dit qu’il devrait rester l’homme d’un seul livre. À peine arrivé dans les Pouilles, il tomba malade. Les prêtres, si nombreux ici, se précipitèrent à son chevet. Mais, contrairement à Talleyrand, Laclos, fidèle à ses idées, refusa, dit-on, les derniers sacrements et décéda le 15 septembre 1803. Il fut enterré dans le fort qu’il avait fait construire sur l’île San Paolo, la plus petite des îles Cheradi, cet archipel à quelques encablures de la cité. Le fort porte aujourd’hui son nom, Forte Laclos.
Mais sa tombe n’existe plus. Car, en 1814, lors de la restauration, des soldats sans scrupules de l’armée des Bourbons violèrent la sépulture de celui qui avait refusé l’extrême-onction.
Les restes de l’écrivain furent dispersés dans la mer.
Depuis, une légende s’est répandue chez les pêcheurs du port, notamment ceux qui attrapent de nuit les petits poissons de la baie, pour la friture di Paranza, en les attirant par la lumière de leur torche. Lors des tempêtes, il se dit que certains pescatori auraient aperçu, dans les rayons de leurs lampes, un spectre errant sans relâche dans les eaux troubles du golfe à la recherche de sa demeure violée.
Ce serait le fantôme de Laclos !
Certains superstitieux, de crainte d’une vengeance de l’auteur des Liaisons dangereuse, préfèrent éviter de pêcher près de l’île San Paolo, alors que ses fonds sont très poissonneux… Porta sfortuna. »
Extrait de Via Appia de Jacques de Saint Victor.
ROBERTO SAVIANO
Piranhas
[La Paranza dei Bambini]
Trad. de l'italien par Vincent Raynaud
Collection Du monde entier, Gallimard
Parution : 04-10-2018
« Naples, quartier de Forcella. Nicolas Fiorillo vient de donner une leçon à un jeune homme qui a osé liker des photos de sa copine sur les réseaux sociaux. Pour humilier son ennemi, Nicolas n’est pas venu seul, il s’est entouré de sa bande, sa paranza : ils ont entre dix et dix-huit ans, ils se déplacent à scooter, ils sont armés et fascinés par la criminalité et la violence. Leurs modèles sont les super-héros et les parrains de la camorra. Leurs valeurs, l’argent et le pouvoir. Ils ne craignent ni la prison ni la mort, mais une vie ordinaire comme celle de leurs parents. Justes et injustes, bons et mauvais, peu importe. La seule distinction qui vaille est celle qui différencie les forts et les faibles. Pas question de se tromper de côté : il faut fréquenter les bons endroits, se lancer dans le trafic de drogue, occuper les places laissées vacantes par les anciens mafieux et conquérir la ville, quel qu’en soit le prix à payer.
Après le succès international de Gomorra et d’Extra pure, Roberto Saviano consacre son premier roman, Piranhas, à un nouveau phénomène criminel napolitain : les baby-gangs. À travers une narration haletante, ce roman inspiré de la réalité nous montre un univers sans concession, dont la logique subjacente n’est pas si différente de celle qui gouverne notre société contemporaine. »
Conversation avec Roberto Saviano, une rencontre du Monde Festival