L’agence de détectives Duluc, rue du Louvre, à Paris. JEAN-MICHEL TURPIN / DIVERGENCE
Dans les années 80 j’eus ma première période Echenoz, Le Méridien de Greenwich 1979, Cherokee, 1983 Prix Médicis, L'Équipée malaise, 1986, L'Occupation des sols, 1988.
Éclipse !
Les années 90 : Nous trois, 1992, Je m'en vais, 1999 Prix Goncourt, Au piano 2002.
Abandon !
Puis, le déconfinement saison 1 me jette dans les bras des libraires et je tombe nez à nez avec Gérard Fulmar, sur sa vie plus précisément, écrite par Jean Echenoz.
J’achète !
Pourquoi ?
Le son du titre, comme une promesse, l’intuition de retrouver dans ce roman « le goût du romancier pour ceux qui, a priori, n’intéressent personne, ces héros d’histoires séduisantes parce qu’elles sont farfelues et inutiles, parfois quasiment sans queue ni tête. Le romancier sait, comme à son habitude, nourrir son récit de détails qu’il n’hésite pas à multiplier, de précision en précision, fragmentant à l’envi le récit, qui devient de plus en plus gratuit et absurde. »
Mais pourquoi me direz-vous cette éclipse de presque vingt années ?
Sans doute parce qu’un temps j’avais rêvé d’être un Echenoz, de publier aux éditions de Minuit, mais la virtuosité de son écriture, sa langue qui m’intriguait, surprenante, séduisante mais décourageante. Mais aussi, « parce qu’à force de jouer avec son lecteur, d’entretenir cette lecture déceptive qui fait aussi le sel du récit et qui fait son talent, Jean Echenoz entretient une distance qui finit par rendre la lecture elle aussi parfois distante. »
Echenoz, biographe de l’ordinaire
« Le travail pour moi consiste à rendre un personnage de fiction aussi attachant qu’un personnage réel. Il me semble que les personnages auxquels on s’attache sont des personnages un peu ternes, négatifs, un peu mauvais, ils sont par nature plus attrayants que les personnages positifs, qui m’ennuient un peu. »
« Je ne m’amuse pas en écrivant, je ne me suis jamais surpris à rire. C’est plutôt un sourire attendri. C’est une chose que l’on prend au sérieux, c’est un corps à corps entre moi et le personnage. »
« J’ai été un grand lecteur de série noire dans les années 1970, cela comblait quelque chose qui me manquait dans la production de l’époque. Le système du roman noir me parait toujours très fertile quand on a envie de raconter des histoires, il y a des enjeux, la possibilité des tresser des paysages, des décors, c’est une forme riche. »
Jean Echenoz
Et c’est alors que sur mon écran je ne sais plus qui me préviens que l’on publie les Lettres du Mauvais Temps de Manchette, en librairie le 29 mai.
Bien sûr, pile poil j’achète, je feuillette, il correspondait avec James Ellroy et… Jean Echenoz
Je me rue !
Le 13 juillet 1979
Il remercie Echenoz de son aimable envoi de son Méridien de Greenwich, déclare qu’il a mis du temps à se décider de le lire pour « son appartenance manifeste à littérature d’art », puis qu’il a passé deux soirées intéressantes, « rit comme un bossu », qu’il est « troublé par la grande similitude de beaucoup de nos intérêts » tel qu’il a eu l’impression qu’il était l’auteur de son livre dans un univers parallèle, qu’il est inquiet du « malheureux hasard » qui afflige le héros.
Le 14 juillet 1983 copie à Jérôme Lindon
Cher Jean Echenoz,
À côté des énigmes nombreuses et saugrenues qui s’entrelacent dons ton Cherokee, le vrai mystère du bouquin, c’est qu’il tient debout et qu’il est passionnant et drôle. On ne sait pas pourquoi. Car enfin ce n’est qu’un ramassis de déchets, comme sont tous les romans contemporains ; et Cherokee est un ramassis de déchets spécialement hétéroclites et qui devraient se détruire les uns les autres. Ce « méta-polar » référentiel, cette frénésie de descriptions « objectales », cette débauche d’allusions qui fait du Faucon Maltais un perroquet débagoulant et latiniste…
Le 16 janvier 1987
Il remercie Echenoz un peu tardivement de l’envoi de L’Équipée malaise car il n’avait pas pu disposer du temps qui convient pour le lire d’une traite et sans hâte. « Tu es carrément le seul écrivain contemporain que je lis avec joie ». Il lui fait ses vœux de bonne année et ses amitiés.
Le 12 mars 1988
Cher Jean Echenoz,
Grand merci de l’envoi que tu m’as fait de L’Occupation des sols. Comme nous pouvions l’un et l’autre nous y attendre, je l’ai lu avec un plaisir solide.
Il lui dit ensuite s’écarter de la « subversion douce » de son écriture.
« Mais quand à L’Occupation des sols, je suis évidemment squeezé par le simple fait que c’est très bref. »
J’y reviendrai dans une prochaine chronique. Ce petit livre, vraiment très mince, 21 pages numérotés, 7 réelles, fut à l’origine de ma passion pour les petits livres.
Mais revenons à Gérard Fulmar, un critique m’apprend que le fulmar était un oiseau dans Je m’en vais ; c’est aussi le nom du moniteur d’auto-école dans l’Appareil photo, de Jean-Philippe Toussaint.
Né à Gisors le 13 mai 1974, 1 mètre 68 sous la toise, 89 kg sur la balance, en surpoids, il fut steward viré pour de sombres raisons jamais précisées, interdit de vol. Il habite rue Erlanger, dans le XVIe dans l’appartement, où vivait sa défunte mère, dont le propriétaire, un dénommé Robert d’Ortho, vient d’être tué par un boulon géant, « propulsé à une vitesse de trente mètres par seconde ». En effet « …le 2e étage d’un vieux lanceur soviétique Cosmos 3M vient d’anéantir mon hypermarché. Il traînassait auparavant sur son orbite depuis plus d’un demi-siècle, en compagnie de six cents de ses congénères tirés en pleine guerre froide depuis les bases de Plessetsk, Kapoustine Iar ou Baïkonour pour installer au ciel de furtifs satellites militaires. »
La rue principale du récit, la rue Erlanger est une rue des morts précoces : celle de Renée Hartevelt, dévorée par le cannibale japonais Issei Sagawa (événement décrit par Nicole Caligaris dans Le paradis entre les jambes) ou encore celle de Mike Brant. Dans les deux cas, le narrateur passe à côté de l’histoire collective, il en est spectateur, acteur parallèle par l’écriture. Les deux fois sa mère voit les faits, particulièrement lorsque Mike Brant manque de l’écraser dans sa chute.
Gérard Fulmard qui va se trouver embarqué dans une affaire politique de second ordre, sans grand intérêt, une histoire de succession à la tête d’un parti qui oscille entre 2 et 2,2 %, la Fédération populaire indépendante. « Jean Echenoz joue avec les codes du roman d’espionnage, s’amuse en brassant des références que le lecteur saisira au vol, aligne les lieux communs pour mieux les détourner et nous faire rire, grâce à un narrateur complice qui, tout comme le lecteur avisé, est au-dessus de tout cela, n’est-ce pas ? Et qui pourrait donc penser avec lui : « C’est convenu, fastidieux, sans surprise, mais bon, je suppose que c’est une figure imposée. »
Jean Echenoz est piquant, et cela n’est ni nouveau, ni fait pour nous déplaire. « L’esprit de curiosité n’étouffe peut-être pas le personnage éponyme, de son propre aveu, mais la critique sociale lui est familière, et se confond d’ailleurs avec celle d’un narrateur jamais à court de remarques, que ce soit sur la pauvreté … ou encore sur l’absence de toute réflexion politique d’une société qui tourne à vide. Et on rit, bien sûr, de ses descriptions de l’agitation médiatique, par exemple, caractérisée par une absence totale de pensée :
« Point sur la situation à Auteuil effectué tous les quarts d’heure par un stagiaire sur fond de ruines fumantes, pendant qu’un autre battait la semelle devant le seuil de l’ambassade de Russie. Puis le plateau s’est renouvelé : on a fait venir, tant qu’on y était, des philosophes, des hommes d’Église et des tenants du millénium, il y a même eu un druide évhémériste en tenue vociférant que c’était toujours pareil, qu’il s’était tué à prédire un désastre et qu’on n’avait pas voulu l’écouter. »
SOURCE :
Jean Echenoz, à Paris, le 26 décembre 2019. RÉMY ARTIGES POUR LE MONDE
L’écrivain reçoit chez lui, à Paris – ville où se déploie « Vie de Gérard Fulmard » – pour évoquer la conception de ce nouveau roman, son esthétique de la distance et sa stylistique ludique.
Prenez un détective privé, une tragédie classique, quelques faits divers, liez d’une phrase minutieuse et désinvolte, servez. Le nouveau roman de Jean Echenoz est un délice.
De grandes espérances, de Charles Dickens (1861).
Instructions aux domestiques, de Jonathan Swift (1745 ; 10/18, 2019).
Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline (Denoël, 1932).
Félix Fénéon (1861-1944).
Vladimir Nabokov (1899-1977).
Le Maître de Ballantrae, de Robert Louis Stevenson (1889).
Jacques le fataliste, de Denis Diderot (1796).
Les Nouvelles complètes, de Joseph Conrad (Gallimard, « Quarto », 2003).
Le Journal, de Samuel Pepys (XVIIe siècle ; Robert Laffont, « Bouquins », 1994).
William Faulkner (1897-1962).